Fantastyle 11

Publié le par Perlune

Chapitre précédent

 

 

Une surprise attend le groupe de prisonniers pendant que les deux autres poursuivent leur chemin. Cependant, eux aussi, vont faire une rencontre qui va très mal tourner...

 

Vala ne parvenait pas à trouver la paix intérieure, le kyunas comme l’appelaient les mages de Duun, l’état dans lequel l’âme se déconnecte momentanément du corps pour mieux entrer en résonance avec le reste du monde. Il n’y avait en réalité pas grand-chose de magique, ni d’extraordinaire là-dessous. On ne soignait pas une personne en faisant un tour de passe-passe, à grands renforts de poudre et d’effets pyrotechniques : il suffisait d’arriver à vibrer en même temps que son corps, qui profitait ainsi du pouvoir de deux âmes au lieu d’une seule. Avec un peu d’exercice, l’âme devenait plus forte, plus agile, plus précise, elle pouvait toucher plus profond, entraîner le corps dans un état de vibration plus avancé, où il se régénérait plus vite. La chaleur qu’avait ressenti Dunmore ne venait pas d’un quelconque pouvoir surnaturel comme on pouvait en trouver dans les contes de fées : son corps s’était simplement « accéléré » sous l’impulsion de Vala qui, après des années de pratique, arrivait assez facilement à moduler la fréquence de son âme.

 

Mais ce soir-là, c’était différent. La jeune fille avait attendu la nuit, afin d’être seul, car si la compagnie de Dunmore Mills n’était pas si déplaisante que cela, il restait un incorrigible bavard à côté duquel il n’était pas possible de se concentrer. Elle s’était donc éloignée de l’auberge dite « de la loutre paresseuse », sur la grand-place de Sunnyvale et s’était assise au milieu d’un pré aux herbes hautes, appréciant leur caresse sous le vent frais de minuit, ainsi que la pâle lumière de la lune sur sa peau. Elle avait fermé les yeux, vidé ses poumons, relâché tous ses muscles un à un, elle s’était concentrée sur les sons et les vibrations extérieures, comme on le lui avait appris... mais rien n’y faisait. Ce soir, elle avait la conscience trop encombrée, trop perturbée, pour atteindre la sérénité. Elle se rappela subrepticement une phrase du maître Éonas qui, la voyant toute fière d’arriver à trouver le kyunas si facilement, lui avait répondu : « Trouver la sérénité en temps de paix est chose facile. C’est en temps de guerre que l’âme montre son véritable équilibre. » Cette déclaration l’avait longtemps laissée perplexe, mais ce jour-là, tout son sens lui en était révélé. Le départ des frères O’Connor, ainsi que de sa soeur, l’avait profondément chagrinée, même si elle n’avait pas voulu le laisser transparaître. Bien sûr, elle aurait dû les retenir. Bien sûr, elle n’aurait pas dû leur en vouloir, à tous, de l’avoir épuisée. Ni Shaylon ni Brannon ne devaient être au courant pour ses troubles respiratoires, et Leena – cette Leena-là, qui ne la reconnaissait pas comme sa soeur – ne l’avait probablement pas remarqué non plus ; et c’était tant mieux, sans quoi elle aurait certainement un argument de poids pour prouver leur absence de parenté, ce qui n’arrangerait pas ses affaires.

 

Bien sûr, elle aurait du s’ouvrir à Shaylon. Mais il n’était plus là maintenant, et Vala se retrouvait seule face à ses regrets. Elle s’était rapprochée de Dunmore dans l’épreuve, par le fait qu’ils étaient tous deux les éclopés que l’on gardait à distance, sous l’indifférence insupportable des deux personnes qu’elle chérissait le plus ; mais, finalement, elle ne se sentait pas vraiment à l’aise avec lui. Beaucoup moins, en tout cas, qu’avec Shaylon. Ce dernier n’était pas le garçon le plus charmant, ni le plus brillant qu’elle avait pu rencontrer ; mais c’était le seul qui, plutôt que de déployer tous ses trésors d’ingéniosité pour la séduire, avait simplement été sincère avec elle, et avait pris le temps de l’écouter. Sauf que, n’étant pas habituée à être entendue, elle n’avait pas su quoi dire. Et voilà où ce qui pouvait paraître aux yeux des autres comme de l’indifférence, mais qui n’était en réalité qu’une incapacité à communiquer ses craintes et ses désirs, l’avait amenée.

 

Vala ne se sentait pas seulement perdue, elle se sentait aussi et surtout abandonnée. Ce n’était pas simplement Shaylon, ni même sa soeur, mais le monde entier. Elle savait intuitivement qu’elle se trouvait dans un monde différent de celui où elle était née, car au-delà de leur apparence sensiblement identique, les choses ne vibraient pas de la même façon. L’énergie de la lune, par exemple, était plus basse, moins pénétrante, comme atténuée par un invisible rideau. Cette différence était très fine, mais elle était là, même s’il lui avait fallu plusieurs heures de méditation pour s’en convaincre. Ainsi, le monde entier lui paraissait étranger, comme si en se levant le matin, tout avait changé de couleur, et il y avait quelque chose d’inquiétant, quelque chose qui faisait qu’elle ne s’y sentait pas bienvenue.

 

Soupirant profondément, elle se releva, et décida de marcher. Elle aurait de toute façon des difficultés à s’endormir, c’était certain, alors autant profiter de son escapade nocturne pour se rafraîchir le corps, à défaut de se rafraîchir les idées. Elle fit le tour du pré tranquillement, sans se presser. Au moment où elle songeait à rentrer à l’auberge, elle entendit soudain du mouvement le long du chemin. Des voyageurs nocturnes, sans doute. Pas de quoi s’alarmer, mais Vala aimait bien être invisible, surtout la nuit, aussi décida-t-elle de se dissimuler dans les herbes en attendant qu’ils soient passés. Ils étaient trois hommes à cheval. En les observant de loin, la jeune fille reconnut leur uniforme : c’était celui de la garde royale de Duun. Elle fronça légèrement les sourcils. Les cavaliers passèrent leur chemin en silence, et Vala décida de les suivre discrètement, de loin. Ils s’arrêtèrent en premier lieu dans une auberge – pas celle où ils dormaient, mais celle dite « du grillon tapageur ». Deux des hommes entrèrent, tandis que le troisième restait à l’extérieur pour surveiller les chevaux. Au bout de quelques minutes, les hommes ressortirent et remontèrent en selle, échangeant un signe négatif avec leur acolyte. Ils recommencèrent ainsi dans plusieurs auberges, avant de parvenir à la loutre persseuse. L’instinct de Vala lui souffla qu’elle devait agir.

 

Elle réajusta sa coiffure, épousseta sommairement sa robe, et s’avança nonchalamment en direction du soldat qui gardait les chevaux. Se trouvant de dos, il ne la vit pas arriver et sursauta presque en l’entendant parler :

 

« Excusez-moi, monsieur... »

 

Tout se passe en un éclair. Les yeux de l’homme s’écarquillèrent, il leva un bras comme pour se défendre, et hurla :

 

« C’est elle ! C’est la fille ! »

 

Vala n’eut pas besoin de se concentrer pour chercher le kyunas, car tout à coup, c’est le kyunas qui se précipita à elle. Les yeux encore ouverts, elle sentit sa perception de la réalité se déformer autour d’elle, les objets dans la nuit se transformer en une sorte de musique, plus ou moins forte, plus ou moins grave, plus ou moins mélodieuse. Bien sûr, l’homme en alerte face à elle produisait un vacarme du diable, ses vibrations disgracieuses partant en tous sens et se perdant dans l’infinité, mais elle préféra se focaliser sur une autre, juste en-dessous : celle de son cheval. Vala sentit un sourire en coin se dessiner sur son visage alors qu’elle entrait en résonance avec l’âme de l’animal. Elle avait retrouvé son coeur de pierre, celui qui, détaché de tout, lui donnait toute la marge de manoeuvre nécessaire pour modeler les esprits à sa guise. Cours, pensa-t-elle. Cours, tant que tu peux. Elle mit toute la violence de ses sentiments négatifs dans la peur qu’elle insuffla en bloc au pauvre destrier, comme elle lui aurait fait avaler d’un coup un litre d’eau-de-vie.

 

Le cheval partit au triple galop, et rien de tout ce que son cavalier tenta pour l’arrêter n’eut d’effet. En quelques instants, ils étaient déjà loin. Vala, ne perdant pas sa concentration, fit quelques pas pour se retrouver à l’ombre du bâtiment, ce qui la rendait plus difficile à repérer tout en lui permettant de continuer à voir le devant de l’auberge. Les deux autres soldats, alertés par les cris, ressortirent aussitôt. Ils semblèrent discuter du départ soudain de leur acolyte, mais la jeune fille ne les écouta pas, attendant le moment propice pour intervenir. L’un des deux retourna dans l’auberge, tandis que l’autre s’apprêtait à enfourcher sa monture. Vala établit aussitôt la liaison avec le cheval, aussi facilement qu’elle l’avait fait pour l’autre. Derrière toi, pensa-t-elle très fort, comme on se débrouille pour faire peur davantage par la violence du cri que par l’imminence du danger. L’animal rua aussitôt en poussant un hennissement suraigu, et partit au galop à son tour. Le soldat, qui se maintenait fermement attaché aux rênes, fut emporté avec lui, planant dans les airs avec un hurlement de terreur.

 

Le danger immédiat écarté, la jeune fille oublia momentanément son corps pour se projeter à l’intérieur de la taverne. L’exercice était difficile car de nombreuses âmes y palpitaient ; fort heureusement, la plupart étaient endormies, projetant ainsi une aura caractéristique très facile à écarter. Le troisième soldat, accompagné sans doute de l’aubergiste, était monté à l’étage. Vala chercha le contact, affaibli par la distance et, quand elle le trouva, s’accorda un moment de réflexion. Les esprits humains étaient beaucoup moins perméables aux impulsions premières telles que la peur, ce qui rendait l’abordage de celui-ci autrement plus délicat qu’avec de simples chevaux, comme auparavant. Il lui fallait trouver un sentiment suffisamment sophistiqué, et qui cadre avec la personnalité de l’homme, pour qu’il puisse s’insinuer sans élever les barrières de sa conscience. Sachant qu’elle disposait de peu de temps, elle explora en vrac la surface de son esprit. Alors, elle trouva.

 

Revenant à elle, Vala manqua de perdre l’équilibre. Une violente migraine la prit, et elle s’affaissa le long du mur, tentant de rester aussi silencieuse que possible. L’effort violent qu’elle venait de fournir lui avait vrillé le cerveau, de même que piquer un sprint sans échauffement préalable pouvait provoquer des crampes. Elle resta prostrée ainsi pendant un moment, essayant de faire le vide en elle pour récupérer aussi vite que possible. Mais les mêmes idées tournaient en boucle dans son esprit : il fallait que Dunmore et elle débarrassent le plancher sans attendre. Pour qu’elle fût recherchée dans un monde où elle n’existait pas, il fallait que quelque chose de particulièrement grave se trame.

 

Vala savait que l’homme serait tenu en respect pendant un moment. C’était de la cupidité qu’elle lui avait insufflé, et il était probablement en ce moment même en train d’essayer de le convaincre de partager un peu de sa fortune avec lui, sous peine de le dénoncer à la milice royale pour collaboration. Dès qu’elle serait remise en état, elle monterait discrètement pour réveiller Dunmore, et partir. Toute à sa douleur, elle songea qu’il était grand temps pour elle de retrouver Shaylon.

 

* * *

 

Shaylon, Brannon et Dunmore furent amenés dans une grande salle richement décorée du palais royal. Quand les gardes avaient repoussé Leena en lui expliquant qu’elle n’était pas conviée, elle avait protesté avec force, mais les hommes étaient restés inflexibles. Au fond de lui, Shaylon se demandait si la jeune fille n’avait pas de la chance, après tout, d’échapper à l’entrevue.

 

La pièce était vaste, avec des colonnes supportant le plafond haut de trois à quatre mètres, un carrelage en mosaïque, représentant une carte des étoiles, et même une petite fontaine qui coulait paisiblement au milieu de la pièce. Juste derrière, un homme chauve à la peau mate, drapé dans une sorte de toge, était allongé sur un banc couvert de velours, et fumait distraitement dans un narguilé – objet dont Shaylon ignorait le nom, mais qu’il avait déjà vu chez Caw. Il était assez jeune, sans doute la trentaine, guère plus, avec un physique plutôt athlétique. Le jeune homme songea qu’il devait s’agir d’une sorte de prince.

 

« Ce sont les étrangers ? » demanda-t-il sans les regarder.

 

« Oui, Altesse. »

 

« Faites-les asseoir, je vous prie. »

 

Les gardes qui avaient escortés les trois jeunes gens les clouèrent sur un autre banc, non loin de celui du prince, avant de se retirer. De l’autre côté de la salle, un autre homme entra alors. Celui-ci était grand, portait une robe tissé de motifs compliqués et arborait une longue barbe blanche.

 

« Vous m’avez fait demander ? »

 

« Oui, Archimage... approchez, je vous prie, demanda le prince, son regard toujours fixé dans le vague. Faites-moi une petite lecture de ces jeunes gens, si ça ne vous embête pas. »

 

Shaylon regarda l’Archimage alors que celui-ci fermait les yeux et se concentrait. Il resta ainsi, immobile pendant un long moment. Un instant, le jeune homme crut qu’il avait perdu conscience. Finalement, il revint à lui et se tourna vers leur hôte.

 

« Il y a bien quelque chose de particulier chez eux. Leurs auras sont... anormales. Je ne sais pas d’où cela peut venir, cependant. »

 

« Merci, Archimage, dit l’homme en hochant lentement la tête. Vous pouvez disposer. »

 

L’Archimage s’inclina et se retira prestement, comme s’il craignait de rester en présence des jeunes gens. L’homme prit une profonde inspiration dans son narguilé et expira par petites bouffées.

 

« Vous êtes qui ? » s’enquit finalement Dunmore, visiblement mal à l’aise.

 

« Moi ? Je suis l’Oracle de Duun. »

 

Cette déclaration laissa les trois garçons bouche bée. Malgré son regard fixe, l’homme parut le remarquer, car il émit aussitôt un petit rire.

 

« Qu’est-ce qu’il y a ? Je n’ai pas la tête de l’emploi, c’est ça ? Vous vous attendiez sans doute à un érudit à longue barbe, comme l’Archimage... Ou un gars bizarre, qui parle tout seul, et qui tourns toujours ses phrases en énigme... Désolé de vous décevoir, les enfants ; mais pour être Oracle, il faut en fait avoir un pied fermement ancré dans la réalité... »

 

Il parlait sans bouger les yeux. Alors, Shaylon comprit.

 

« Vous êtes aveugle ? » s’écria-t-il.

 

« Bien vu... Sans mauvais jeu de mots, si je puis me permettre... »

 

L’homme rit de sa propre plaisanterie tout en lâchant une nouvelle bouffée de fumée.

 

« Pourquoi vous avez demandé à nous voir ? s’enquit Brannon, d’un ton où transparaissait une pointe de suspicion. Je croyais que vous n’étiez pas disponible... »

 

« Ce n’est pas faux en soi... Mais, tu sais, il y a beaucoup de manières de décrire la réalité, et beaucoup de manières de comprendre chacune de ces manières... Je ne suis pas disponible, en effet, car je m’autorise quelques vacances. Toutes ces prophéties, ça devient vite fatigant... »

 

« Alors, pourquoi accepter de nous recevoir, nous ? »

 

« Ha ! Je pense que vous vous en doutez, les enfants, pas vrai ? Vous êtes un cas particulier... et assez urgent, semble-t-il. »

 

Shaylon ne savait pas si cette dernière déclaration était plutôt de bonne ou de mauvaise augure.

 

« Vous savez qui commet ces meurtres ? » demanda Dunmore, a voix plein d’espérance.

 

« Des meurtres ? Quels meurtres ? »

 

« Mais enfin... ! »

 

Brannon se prit la tête dans les mains. Il semblait qu’ils avaient fait tout ce chemin – et s’étaient attirés tous ces ennuis – pour rien, finalement.

 

« Des meurtres, il y en a tous les jours partout dans le royaume, et même ailleurs, les enfants. Une vie humaine par-ci, une vie humaine par-là, ce serait un boulot de titan que de tenir les comptes. Mais écoutez bien ce que j’ai à vous dire, et vous comprendrez dans quel... (il sembla hésiter sur le mot à employer) pétrin vous semblez être. »

 

Les trois jeunes gens tendirent l’oreille.

 

« Vous n’êtes pas sans savoir... ou peut-être si, après tout... enfin, peu importe, puisque je vais vous l’expliquer : or donc, vous ne serez bientôt plus sans savoir que cette réalité que nous voyons n’est qu’une parmi tant d’autres... »

 

« Vous voulez dire, qu’il y a plusieurs mondes ? »

 

« Réalités, mondes... appelez ça comme vous voulez. Les mages, qui aiment bien les mots savants, appellent ça des sraith... ce qui, entre nous, n’est qu’une façon élégante de masquer leur ignorance la plus totale du concept. »

 

« Vous en savez plus qu’eux, alors ? » demanda Dunmore, dubitatif.

 

« Chacun son domaine d’expertise, mon jeune ami. Un artiste peut voir des imperfections dans un tableau qui échappe totalement à l’oeil profane. Ce n’est pas une question de science, mais d’observation. »

 

« Vous voulez dire que vous voyez ces autres... euh... sraith ? »

 

« Oh, je vous en prie, restons simples : le terme de réalité est tout à fait convenable, je déteste le snobisme... Disons qu’il y a voir et voir. Nous avons tous d’autres yeux que ceux, en chair, qui sont dans nos orbites... Certains appellent ça les yeux du coeur, les yeux de l’amour, ou encore les yeux de l’âme... Bref, des yeux qui permettent de voir des choses plus... subtiles, plus éthérées. »

 

« Et vous, vous les avez, c’est ça ? »

 

« Nous les avons tous, l’ami, je viens de le dire. Simplement, de la même façon que certains s’entraînent à la peinture, et d’autres non, il y a des gens qui sont habitués à voir avec leur troisième oeil, comme moi... La plupart des gens n’y font plus attention, et ne se rendent même pas compte qu’ils ont un troisième oeil qui voit des choses... »

 

Dunmore, qui semblait très nerveux, secouait la jambe impatiemment.

 

« Quel rapport avec notre histoire ? »

 

« Mais quelle bande de pressés ! Patience, les enfants, ne nous emballons pas... Comme vous l’aurez compris, mon troisième oeil me permet de saisir des choses dans les autres réalités, qui me permettent de prédire ce qui va arriver dans celle-ci. »

 

« Alors vous ne voyez pas dans l’avenir ? »

 

« Pas à proprement parler, non. »

 

« Mais alors, s’enquit Shaylon, comment pouvez-vous prédire des choses ? Je veux dire, d’accord, vous regardez dans les autres réalités, mais vous ne pouvez voir que ce qui y est déjà arrivé, non ? »

 

L’Oracle rit de son rire grave et clair.

 

« Tu n’es pas le dernier des imbéciles, l’ami. Tu as raison, cependant il faut savoir que les différentes réalités ne sont pas synchrones. Je veux dire par-là que les événements n’y arrivent pas en même temps, il y a comme un léger décalage d’une réalité à l’autre – et plus on s’éloigne, plus le décalage est important. »

 

« Mais alors, s’écria Brannon en claquant des doigts, ça pourrait expliquer notre absence de plusieurs jours ! »

 

Shaylon hocha la tête, tout aussi excité que son frère.

 

« Plusieurs jours ? Vous avez dû traverser un sacré paquet de réalités, alors... Bref, pour en revenir à ce que je disais... Car on parle, on parle, mais le commandant Ehnlota est en train de trépigner là-dehors, ce serait dommage qu’elle vous emmène alors que vous n’avez pas entendu le fin mot de l’histoire... Je disais donc... Où en étais-je... ? »

 

« Le décalage », rappela Dunmore d’une voix blanche.

 

L’Oracle tira une nouvelle bouffée, les sourcils froncés, et réfléchit un instant.

 

« Ah oui ! reprit-il finalement. Excusez, je suis un incorrigible bavard... Or donc, vous êtes tous les trois originaires d’une réalité différente... Et si vous semblez parfaitement normaux à première vue, le troisième oeil, lui, s’en aperçoit ! L’Archimage que vous avez vu tout à l’heure me l’a confirmé : votre aura porte en quelque sorte la marque de votre réalité d’origine. »

 

« Super, maugréa Brannon, qui commençait à bouillir d’impatience lui aussi. Ca nous fait une belle jambe. »

 

« Attendez, le meilleur arrive ! Figurez-vous que cette marque est tellement saillante – en tout cas, pour vous deux, précisa-t-il en désignant les frères O’Connor, que même un troisième oeil profane peut s’en rendre compte ! »

 

« Vous êtes en train de dire que les gens savent que nous sommes des étrangers ? »

 

« Exactement ! De la même façon que vous avez dû avoir cette sensation, vous aussi, que tout est étranger autour de vous, même ce qui peut sembler familier à première vue... »

 

Les deux frères échangèrent un regard entendu. Shaylon se rappelait cette sensation étrange qu’il avait eue dans le champ, près de Spillane, avant même de découvrir le corps. Puis celle qu’ils avaient eue en retrouvant leur mère, plus tard.

 

« Pourquoi pour nous deux, et pas pour Dunmore ? »

 

« Ah ! Sans doute parce que vous êtes là depuis plus longtemps, et que la marque devient de plus en plus forte à mesure que vous restez dans cette réalité où vous n’avez rien à faire. »

 

« Et en quoi ça nous avance de savoir ça ? » soupira Dunmore, exaspéré.

 

« Eh bien, c’est là la blague, mes enfants. Vous savez comment votre corps fait pour reconnaître une maladie ? Bon, promis, je vais vite cette fois-ci. Votre corps s’aperçoit qu’il est contaminé par quelque chose d’étranger. Maladie ou pas maladie, il s’en fiche, ça vient de dehors, c’est à éliminer. C’est comme ça qu’on fait pour guérir. Eh bien, notre monde fait pareil. Dès qu’il voit quelque chose qui n’a rien à faire chez lui, il tente de l’éliminer... »

 

Les trois jeunes gens restèrent silencieux pour mesurer la portée des paroles de l’Oracle. Celui-ci souriait en fumant, visiblement satisfait de son effet.

 

« Autrement dit... Plus longtemps vous allez rester ici... et plus les gens vous considéreront comme des ennemis... à éliminer au plus vite. »

 

Brannon déglutit péniblement. Shaylon devait admettre que cette annonce lui faisait froid dans le dos, à lui aussi. Cela expliquait les vagues de haine spontanée vis-à-vis d’eux, même si les preuves étaient faibles, voire nulles. Et, si on en croyait les dires de l’Oracle, ça n’irait qu’en s’empirant. A cet instant, le jeune homme mesura à quel point ils avaient eu une chance inouïe de pouvoir compter sur le bon sens du juge de Spillane.

 

« Qui dit qu’on peut vous faire confiance ? lâcha Brannon d’une voix mal assurée. Ca vous arrive bien de vous tromper, non ? »

 

« Qui, moi ? dit l’Oracle, en tournant la tête en tous sens comme pour chercher un autre arrivant. Je ne vois pas comment... Mon troisième oeil a ses limites, certes, mais quand je ne suis pas sûr, je ne dis rien – ou alors, je tourne habilement mes phrases pour qu’elles puissent être interprétées de deux façons différentes, c’est tout un art, vous savez... »

 

« Vala Aldwell, rétorqua Brannon d’un ton buté. Dans notre réalité, vous avez prédit qu’elle allait mourir, vous l’avez peut-être vu ici, d’ailleurs... sauf que, chez nous, elle est vivante. »

 

Les yeux de l’homme, bien que vides, semblèrent tout à coup palpiter. Il s’aida de sa main pour se relever, s’assit sur son banc, et se pencha en avant, fixant le jeune garçon avec intensité.

 

« Comme je l’ai dit tout à l’heure, tout est une question de façon de voir... »

 

« Hé ! Suffit avec vos manières de nous embobiner, là ! » s’écria Dunmore, furieux.

 

L’homme rit.

 

« Je ne me suis pas trompé, les enfants. Vala Aldwell est morte à la naissance, dans toutes les réalités... »

 

 

 

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