Au clair de l'obscur – Aki 5

Publié le par Perlune

(ndla: ce n'est pas souvent que j'utilise le 5!) XD

 

La seconde aube naissante nous donna le loisir de contempler ce qui restait du passage de la Légion Noire, c’est-à-dire pas grand-chose. Effectivement, elle n’avait pas usurpé sa réputation. Tout ce qui pouvait être cassé avait été cassé, tout ce qui pouvait brûler avait été brûlé... et bien entendu, tout ce qui pouvait être tué n’avait pas été épargné. Le spectacle qu’offrait ce paysage désolé, de l’autre côté de la rive, contrastait violemment avec la blancheur immaculée de la ville à travers laquelle nous roulions. Il suffisait de tourner la tête, et le rêve se transformait en cauchemar. On se serait littéralement cru à la limite entre le paradis et les enfers.

 

Les autres avaient accepté. Les abrutis. Pour une fois, j’étais tombée d’accord avec Yasushi, qui avait obstinément refusé de se laisser convaincre. Cette virée était un piège à con. Promesse de rédemption, mon cul oui. Tomoko avait vaguement protesté, mais avait fini par se laisser convaincre comme les autres. Je n’avais pas compris pourquoi il s’étaient laissés mener en bateau comme ça. Nous nous étions longuement disputés à ce sujet dans le wagon qui nous emmenait jusqu’à la ligne de front.

 

« Personne ne sera là pour contrôler ce qu’on fait, avait argumenté Reiko. Tu n’as pas envie de te sentir libre pour une fois dans ta vie ? »

« On pourra tenter de s’échapper » avait renchéri Shunsuke.

« Quitte à mourir, je préfère mourir en héros ! » avait lancé Katsuo d’un air inspiré.

 

J’avais très vite décidé d’arrêter de gaspiller ma salive à tenter de leur faire entendre raison. Je me consolais en me disant que les thérapies de Calme, c’était fini. Au moins, l’aventure promettait d’être... stimulante.

 

Nous nous étions ensuite montrés nos médaillons les uns aux autres. Comme je l’avais constaté précédemment, hormis la pierre et le message, tous avaient été taillés de façon strictement identique, avec la forme de spirale, et les trois épées entrecroisées derrière. Nous avions pris un cours de minéralogie express avant de partir, afin de reconnaître les pierres sur nos médaillons. Le mien portait un rubis, celui de Tomoko avait une perle, Shunsuke avait un médaillon avec une émeraude, Reiko un saphir, Yasushi une améthyste, et Manami un diamant. Celui de Katsuo était un peu particulier : il était en or massif – particularité dont il ne manquait pas de se vanter dès qu’il en avait l’occasion.

 

Nous avions également réfléchi au sens des messages gravés sur nos médaillons respectifs. S’ils étaient censés nous donner réellement des pouvoirs magiques, aucun d’entre eux ne s’était encore manifesté. D’ailleurs, lorsque Shunsuke avait voulu faire une démonstration de ses talents de passe-muraille, il s’était fait un magnifique bleu. C’était à me demander si je n’avais pas rêvé, si tout ça n’avait pas été une ingénieuse mise en scène de Nagamiya-sama pour se débarrasser de nous sans que nous ne discutions. S’en était suivi un débat sur la fameuse légende qui nous avait amenés ici.

 

Bref, tout le monde avait beaucoup parlé durant le voyage mais là, curieusement, la scène laissait tout le monde sans voix. Même Shunsuke ne semblait pas trouver de blague appropriée pour détendre l’atmosphère. Une boule commençait à se former dans mon estomac. Je prenais tout à coup pleinement conscience de la situation. Jusque-là, j’avais toujours un doute. Je me disais que Nagamiya-sama avait sûrement exagéré, qu’elle esayait de nous faire peur. En fait, non. Elle avait plutôt minimisé.

 

Shunsuke se décida enfin à briser le silence.

 

« Vous croyez qu’on va s’en sortir ? »

« Je m’attendais à ce que tu sortes une bêtise, railla Reiko. Ne sois pas sérieux comme ça, tu fais peur. »

 

Je ne dis rien. Mais Reiko-senpai avait entièrement raison : si Shunsuke commençait à devenir sérieux, ça voulait dire que la fin du monde n’était plus très loin.

 

Katsuo se leva et, de son air le plus confiant, déclara :

 

« Bien sûr qu’on va s’en sortir ! Les forces de la lumière gagnent toujours ! »

« Tu diras ça à la Légion Noire quand on la verra, répliqua Reiko. On verra s’ils s’enfuient en courant. »

« Il ne s’est encore rien passé, observa Yasushi, dubitatif. Rien ne prouve encore l’existence de la Légion Noire. »

« Quoi ? s’écria Shunsuke. Et ça, là... tu crois que c’est arrivé comment ? »

« Ca a pu arriver de plein de manières différentes. Ce n’est peut-être qu’une mise en scène à grande échelle. Vous êtes déjà venus ici ? Moi, non. Si ça se trouve, c’était déjà comme ça et ça n’a pas été reconstruit. »

« Ca m’étonnerait que le gouvernement aille si loin juste pour faire peur à une poignée de lycéens... »

 

Ainsi, Yasushi croyait toujours à un complot. J’aurais aimé y croire aussi, mais le vandalisme que j’avais sous les yeux semblait trop... authentique. Des grands vertueux auraient fait les choses plus proprement, avec plus de style. Ce que nous avions sous les yeux n’avait rien d’une oeuvre d’art. Ce n’était pas fait pour faire peur. Ce n’était fait pour rien, d’ailleurs. Ce avait plutôt été défait.

 

Le train s’arrêta juste assez longtemps pour nous laisser descendre, puis repartit. Nous devions être une trentaine, en tout. Aussitôt, un mec se pointa pour nous accueillir.

 

« Ah, des nouvelles recrues ! Je suis Kenji Matsuda. Alors vous aussi, vous avez envie de mourir ? »

« Après avoir entendu ça, je crois qu’il ne me reste plus d’autre choix » lâcha Reiko.

 

Le mec éclata de rire.

 

« Ah ! Une femme qui a du caractère... j’aime ça ! »

« J’aimerais pouvoir te rendre le compliment. »

 

C’est sur cette note de bonne humeur que nous découvrîmes l’avant-poste de fortune qui avait été monté par nos confrères, ceux qui étaient appelés à se sacrifier pour ce pays ingrat. Ils avaient monté des tentes le long du fleuve, ainsi que des espèces d’abris dans lesquels ils entreposaient diverses ressources. Reiko-senpai resta en arrêt devant le cellier, qui contenait toute la nourriture du contingent.

 

« Ici, ce sont nos armes ! » expliqua Kenji.

« Quoi ? m’écriai-je. Vous avez des armes ? »

« Ben oui. On ne va pas aller se battre à mains nues quand même ! »

 

Impressionnée, je pénétrai sous l’abri pour y découvrir tout un arsenal complètement hétéroclite. Il y avait des armes traditionnelles, dagues, épées, bâtons de combat, en sale état pour la plupart. A côté, il y avait également des armes plus modernes, que je n’avais pu qu’imaginer jusqu’alors. La plupart ressemblaient à de bêtes tubes en métal. J’imaginais mal comment ce genre de trucs pouvait faire mal à qui que ce soit.

 

« Vous tenez ça d’où ? »

« Oh, c’est le ministère de la culture qui a vidé ses musées pour nous. Mais ne t’emballes pas : pour les armes à feu, on a presque pas de balles. Et puis certaines marchent à l’électricité, et leurs batteries ne sont pas chargées. »

 

J’acquiesçais, dubitative. Pas étonnant que ce monde succombe à la moindre attaque. Pendant que je jetais un coup d’oeil aux armes et que Reiko se remplissait l’estomac, les autres s’étaient dispersés. Tomoko était partie tester le confort des lits. Katsuo racontait une histoire visiblement passionnante à un groupe qui était assis en cercle autour d’un feu. Manami, soigneusement cachée derrière lui, faisait exprès d’éviter les regards que lui lançait un mec en face d’elle. Shunsuke avait entamé une discussion, un peu à l’écart, et Yasushi semblait l’écouter attentivement. Pour ma part, je ne savais pas où aller. Je n’avais qu’une seule envie : qu’on me laisse seule.

 

Je sentis soudain la main de Kenji se poser sur mon épaule.

 

« Hé, Aki-chan ! Je t’invite à manger ? »

« Non, merci » répondis-je froidement en me dégageant.

 

Je m’éloignai d’un bon pas. La faim se faisant sentir, je songeai que manger n’était pas une si mauvaise idée après tout, et résolus de me diriger vers la réserve. Reiko-senpai s’y trouvait toujours. Elle avait l’air de se régaler.

 

« Ah, Aki-chan, fit-elle. Tu devrais goûter ce saucisson, il est fameux. »

« J’ai pas trop la tête à jouer aux gastronomes. »

« Moi, si. C’est peut-être mon dernier repas, alors j’aime autant en profiter... »

 

Encore cette philosophie défaitiste. Dépitée, je me détournai, et attrapai quelques trucs à grignoter. Puis je ressortis et décidai d’aller au bord de l’eau, à l’écart des autres. Je les observai de loin. Il y avait beaucoup d’animation. Paradoxalement, tous ces gens avaient l’air heureux d’être là. Ici, il n’y avait plus de vertu ni de vice, personne ne regardait votre bracelet, tout le mondé sa laissait aller. Je ressentais quelque chose d’étrange. Je n’allais pas bien, mais je me sentais mieux que je ne l’étais au lycée. Moins oppressée. Sans doute l’ivresse de la liberté dont avait parlé Reiko-senpai.

 

Au bout d’une dizaine de minutes, Kenji me rejoignit et vint s’asseoir à côté de moi.

 

« Bon appétit ! »

 

Je ne bronchai pas.

 

« Ah, Aki-san, désolé d’avoir manqué de délicatesse tout à l’heure... C’est très stressant d’être ici, quand on pense à ce pour quoi on est là... J’imagine que j’ai du mal à m’y faire... »

 

Il me tendit un morceau de pain. Je le fixai un instant, puis le saisit.

 

« Tu es là depuis longtemps ? »

« Trois jours seulement. Les autres ont tenté d’arrêter la Légion pendant qu’elle était en train de dévaster l’autre rive... Mais ils se sont presque tous faits massacrer... Alors on a décidé d’attendre qu’ils tentent de traverser le pont... Dès qu’ils se mettront à découvert, on aura une chance de les avoir à distance... »

« Tu les as vus ? »

« Moi, non, mais les quelques chanceux qui leur ont échappé m’ont raconté que ce sont des créatures à la peau entièrement noire, avec des cheveux gris. Ils se déplacent avec la même agilité que des chats, et se jettent sur tout ce qui bouge. Ils m’ont dit que leurs dents sont toutes pointues et qu’ils s’en servent pour égorger leurs victimes... »

 

Je frissonnai.

 

« Ils en rajoutent un peu, tu crois pas ? »

« Je ne sais pas. J’espère juste que je les rencontrerai le plus tard possible. »

 

Je hochais la tête, pensive. Je trépignais, mes jambes s’agitaient. Kenji le remarque et me demanda :

 

« Ca ne va pas ? »

« J’ai l’impression d’être en train de perdre mon temps. C’est peut-être mes dernières heures à vivre et je ne peux même pas en profiter pour faire quelque chose d’utile. »

 

Le regard de Kenji me suggéra qu’il avait une idée, lui, de comment occuper utilement ces dernières heures.

 

« Et... tu aimerais faire quoi ? »

« Je ne sais pas... Escalader une montagne. J’ai toujours rêvé de grimper au plus haut sommet du monde. »

 

Pour montrer que je suis capable de quelque chose, ajoutai-je en mon for intérieur.

 

« Alors on s’en sortira, dit doucement Kenji. On s’en sortira et on ira faire de l’escalade ensemble. »

 

En d’autres circonstances, je lui aurais mis une claque. Mais je n’étais pas d’humeur à m’énerver inutilement. Et ce Kenji, avec sa maladresse et sa spontanéité, avait quelque chose de touchant. Je souris légèrement.

 

« Okay. »

 

Je me rappelle m’être demandée, à ce moment-là, s’il allait me prendre la main. C’était, en quelque sorte, mes derniers instants d’innocence. J’en étais encore à des préoccupations futiles, à m’en faire pour ma petite vie, à perdre mes moyens devant quelques mots audacieux. C’était avant... avant qu’un crie ne s’élève un peu plus loin sur le rivage. Aussitôt, nous fûmes sur nos pieds. Le cri se transforma en un raz-de-marée de hurlements paniqués. Kenji et moi courûmes immédiatement dans leur direction. Tout à coup, j’aperçus, derrière une tente, un jet de liquide rouge s’élever dans les airs. Juste après, une tête, aux yeux exorbités d’horreur, suivit, et alla terminer sa course en rebondissant plus loin, dans la terre. L’horreur de la scène m’estomaqua.

 

C’est à ce moment-là que j’ai réellement perdu mon innocence. En un éclair, je réalisai que c’était pour empêcher ce genre de choses que l’on voulait éradiquer la colère de ce monde. Je me rappelais comment j’avais maltraité Yasushi, et j’eus la révélation foudroyante qu’en d’autres temps et en d’autres lieux, c’est moi qui aurais pu être à la place du bourreau que je venais de voir à l’oeuvre. Fort heureusement, je n’eus pas le loisir d’y méditer, car Kenji me saisit par le bras, m’entraînant vers la planque des armes. Je me ressaisis. Il avait raison : nous avions besoin de quelque chose pour nous battre.

 

Nous contournâmes l’abri, et comme j’allais pour prendre une épée, Kenji me mit dans les mains une de ces espèces de tubes métalliques.

 

« Prends ça, ce sera plus efficace. Surtout ne t’approche pas d’eux. »

 

Alors que j’essayais de comprendre comment la chose se tenait, il me frôla, et en profita pour précipiter son visage vers ma joue.

 

« Ne fais pas de bêtise, Aki-chan. »

 

Mon coeur bondit. Je détestais être prise par surprise comme ça. En serrant les poings, je pressai accidentellement la détente de mon arme. Des coups de feu d’une violence inouïe, pire que tout ce que j’avais jamais imaginé, partirent aussitôt. Des trous se creusèrent dans la toile de l’abri. J’essayai de reprendre empire sur moi-même, alors que mes yeux étaient exorbités et que mes membre tremblaient de partout. J’étais née dans un monde où la violence n’existait pas. Mais avant... le monde avait-il réellement été comme ça ? Moi qui pestais devant la mollesse du pacifisme ambiant, je me rendais soudain compte que la violence... me faisait peur.

 

Je secouai la tête. J’avais subi trop de chocs émotionnels en trop peu de temps. Mon coeur était en ébullition, prêt à exploser sur place. Dans un ultime sursaut de volonté, je décidai de le contenir, juste le temps que je me trouve une victime. Et là... ça allait chier.

 

Le spectacle que je découvris en ressortant de l’abri m’offrit une énième déconcertation. Les fameux démons à la peau noire dont on m’avait tant parlé étaient là. Ils étaient d’apparence beaucoup moins démoniaque que ce que j’avais pu imaginer, en fait. Ils avaient bien la peau noire, mais le côté démon s’arrêtait là. Ils n’avaient ni de cornes, ni de pattes de bouc. Ils étaient plutôt très... humains. Leurs traits différaient légèrement de ceux d’un humain normal, à vrai dire, mais ce n’était pas ma préoccupation première à ce moment-là.

 

En revanche, ce qu’il y avait de proprement démoniaque chez ces créatures, c’était leur façon de se battre. Et là, toutes les rumeurs étaient vraies. Ils se déplaçaient le dos courbé, les bras près du sol, comme des félins traquant leur proie. Puis ils se jetaient à la gorge de leur victime, le renversant à terre, et y plantaient profondément leurs dents avant de tirer leur tête en arrière pour mieux déchirer la chair. Ils ne parlaient pas, ils ne communiquaient pas entre eux. Ce n’était pas une armée. C’était une meute qui chassait, une nuée qui s’abattait et tuait, pour le simple plaisir de tuer.

 

Je me demandai brièvement par où ils étaient arrivés, mais la réponse ne tarda pas à me venir : ils avaient traversé le fleuve au lieu de passer par le pont, prenant ainsi le contingent par surprise. La moitié d’entre nous avaient déjà du y passer au moment où j’arrivai. Horrifiée, je brandis de mon mieux mon arme et appuyai sur la détente en poussant un hurlement sauvage. Les tirs fauchèrent trois ou quatre guerriers noirs. Leurs voisins, imperturbables, ne semblaient pas s’en préoccuper, et continuaient de tuer sans la moindre hésitation.

 

J’aperçus Katsuo, quelques mètres plus loin, engagé dans une lutte féroce avec l’un des chasseurs. Dans la confusion ambiante, je crus apercevoir celui-ci le lacérer de ses griffes, mais curieusement, Katsuo n’avait apparemment rien. Je n’étais pas sûre d’avoir bien vu, mais cela me fit néanmoins penser au médaillon que je portai toujours autour du cou. « Je conquiers l’invincible ».

 

« Médaillon, si tu as vraiment des pouvoirs, c’est le moment ou jamais ! »

 

Face à moi, je vis l’un des chasseurs achever une pauvre fille après l’avoir copieusement défigurée. Je le mis en joue. Il m’aperçut et se jeta dans ma direction. Je roulai sur le côté pour lui échapper. Mais l’arme que je portais était lourde et encombrante, et je n’avais pas l’habitude de me déplacer avec ça, aussi me reçus-je lourdement sur le bas du dos. Mon adversaire ne perdit pas une seconde et m’écrasa au sol tandis que je tentais de me relever. D’un coup de griffe, il faillit m’arracher la joue, fort heureusement, j’eus le réflexe de reculer la tête, de sorte qu’il trancha nette la chaîne qui retenait mon médaillon.

 

Alors, il se passa quelque chose. La créature aurait pu me découper en rondelles, ça m’aurait fait mal, très mal même, mais ce n’était rien en comparaison. Perdre mon médaillon, c’était comme si on m’avait arraché le coeur. Je sentis monter en moi, avec l’étonnement d’une spectatrice extérieure, une rage indicible, qui me fit jeter la main en avant et saisir le bijou au vol. Je me rappelle la très nette sensation de brûlure sur ma paume, comme si la pierre avait été chauffée à blanc. Alors, j’entendis ma voix désarticulée hurler :

 

« Metamorphic Ruby ! »

 

Je jure que je ne sais pas du tout d’où ça m’est venu. Jamais il ne me serait venu à l’idée de crier un truc pareil, et surtout pas dans ce genre de situation. Mais je l’ai fait, et j’ai senti... comment dire... j’ai senti le monde autour de moi se réorganiser. Je crois qu’il n’y a pas de description plus précise. Après tout, les choses se passèrent en un éclair. Je me sentis pousser vers l’avant, faisant basculer mon assaillant qui, miraculeusement, n’avait plus l’air aussi féroce qu’avant. Je sentis quelque chose dans ma main droite, et je trouvai tout naturel de l’abattre sur la tête du chasseur. Avec ma main gauche, j’essayai de me rattraper à quelque chose. Le temps que je comprenne ce qu’il m’était arrivé, je me retrouvai à genoux au-dessus d’un guerrier noir suffocant, une épée profondément plantée dans le crâne, et une deuxième dans la poitrine.

 

Mes yeux s’agrandirent. Je tenais entre mes mains deux épées sorties de nulle part. Et puis, je me sentais plus... à l’aise dans mes vêtements. Mon uniforme avait dû se déchirer. En tentant de vérifier cette hypothèse, je m’aperçus que je n’étais plus du tout en uniforme. Je portais une espèce de jupe en lames métalliques, et des sandales lacées tout autour des mollets. Je ne pris pas vraiment le temps de regarder en haut, mais c’était une sorte de pièce d’armure pour protéger le torse. Ce qui me frappa vraiment c’était le fait qu’il y avait un emplacement exprès pour que le médaillon vienne s’y loger naturellement.

 

« Aki-chan ! »

 

Je me retournai. Reiko-senpai, Shunsuke-kun et Yasushi-kun se tenaient là, me regardant avec des yeux ronds. Apparemment, ils avaient assisté à la scène.

 

« C’est quoi cette transformation ? » s’écria Shunsuke.

« Je... je ne sais pas » répondis-je, quelque peu désorientée.

« Tu veux nous faire croire qu’il y a une formule qui t’est venue comme ça ? » lança Yasushi, dubitatif.

 

Mes réflexes naturels ne tardèrent pas à revenir.

 

« Eh bien oui ! m’écriai-je. Maintenant, tu m’excuses, mais j’ai une bataille à gagner ! »

 

Et, sur ce, je me retournai et m’élançai à l’assaut des chasseurs noirs en poussant un cri de guerre hargneux. Je ne savais pas ce qui les impressionnait le plus, de ma transformation ou de ma rage de vaincre, mais en tout cas, je leur fis de l’effet, car ils se mirent à hésiter. Certains interrompirent leurs barbaries pour voir ce qu’il se passait, tandis que d’autres commençaient déjà à reculer. Je ne pris pas de temps pour les civilités d’usage, et donnai des coups d’épée en tous sens, écorchant les retardataires. Derrière moi, j’entendis des voix crier :

 

« Metamorphic Sapphire ! »

« Metamorphic Emerald ! »

« Metamorphic Amethyst ! »

 

En les voyant courir, je fus surprise de voir qu’en réalité, les guerriers noirs étaient très peu. Peut-être une vingtaine, à tout casser. Comme quoi, la survie d’une nation entière tient parfois à peu de choses. Certains, plus téméraires que les autres, tentèrent de me provoquer en duel. Il étaient rapides, féroces, sanguinaires. Mais j’étais armée, et protégée. Et, avec la rage au coeur, j’étais au moins tout aussi féroce qu’eux. L’un d’eux tenta une feinte pour m’attaquer aux jambes et me déséquilibrer. Je plaçai instinctivement une épée en biais devant moi, et il s’empala dessus avec un râle atroce. Simultanément, un autre tenta de me sauter à la gorge, mais je me baissai et son visage rencontra la lame de ma seconde épée.

 

Je crus que ma frénésie meurtrière allait trouver un terme prématuré au moment où je me fis agripper par l’arrière. Je sentis un souffle chaud, et une haleine carnassière, près de mon cou. Mais la morsure du vampire ne vint pas. Au lieu de ça, l’étreinte se relâcha, et j’eus le loisir de me retourner pour comprendre ce qu’il venait de se passer. Reiko-senpai, Shunsuke-kun et Yasushi-kun se tenaient là, tous aussi bizarrement accoutrés que moi. Shunsuke avait une tenue en cuir, et une cape verte aux reflets étranges. Reiko portait une combinaison bleue qui était à mi-chemin entre l’armure et la mini-jupe. Yasushi, quant à lui, était paré d’une étrange robe pourpre richement décorée.

 

Reiko-senpai était en train de tirer sur une espèce de corde qui tenait mon agresseur au cou. Celui-ci, étranglé, s’affaissait lentement à terre. Reiko relâcha son étreinte, et fit claquer comme un fouet ce que j’avais pris précédemment pour une corde. Dans un cliquetis métallique, ce que je venais de prendre pour un fouet se reconstitua.

 

« Pratique, cette petite épée-serpent ! » approuva sa propriétaire, enjouée.

« Nous nous extasierons plus tard, Sapphire-chan » déclara Yasushi-kun, l’air sombre.

 

Je ne savais pas d’où lui était venue cette idée subite de s’appeler par des noms de pierre précieuse, mais je la trouvai parfaitement ridicule. Sans attendre, nous nous élançâmes à la poursuite des fuyards. Nous fûmes bientôt rejoints dans notre course par un Katsuo dans une épaisse armure dorée, reflétant la lumière du soleil d’une façon telle qu’il était difficile de la regarder plus de quelques secondes. Il nous salua fièrement d’un signe de la tête.

 

Les guerriers noirs s’engouffraient dans le fleuve, et nageaient avec énergie. Je savais que nos chances de les rattraper étaient minces, surtout pour les autres qui n’étaient pas aussi sportifs que moi. Cela ne sembla pas déranger Reiko-senpai, qui me devança et fit un magnifique plongeon. Je la suivis sans hésiter. Nous voyant prendre leur suite, cinq chasseurs échangèrent de rapides signes de tête, et commencèrent à se retourner. Je me mordis les lèvres. Apparemment, j’avais eu tort de considérer que ces barbares ne savaient pas faire preuve de stratégie. Reiko s’arrêta en plein milieu du fleuve et tenta d’atteindre les créatures avec son épée-serpent, mais celles-ci esquivaient facilement. Ce n’était pas bon. Ils allaient nous rattraper et, dans l’eau, nos armes ne valaient pas grand-chose. Je tentai d’attraper le bras de Reiko-senpai pour l’inciter à faire demi-tour, mais elle se déroba.

 

Les chasseurs n’étaient plus qu’à quelques mètres de nous et s’approchaient à grande vitesse, quand j’entendis une voix, derrière nous, s’écrier :

 

« Pearl Frost ! »

 

Aussitôt, l’eau refroidit autour de moi et se solidifia. Immobilisée, mon premier réflexe fut de me demander quel était le sombre abruti qui avait fait ça. Mais je m’aperçus alors que la glace s’étendait et qu’elle faisait également prisonniers nos assaillants. L’un d’eux, cependant, parvint à se dégager et utilisa la glace pour se donner une impulsion. Il fut arrêté net dans son élan par une flèche qui l’atteignit en plein coeur, le remettant immédiatement à l’eau. Je tournai la tête. Tomoko, un arc à la main, esquissait un petit sourire triomphant.

 

Les autres se mirent à courir sur la glace, et nous aidèrent à nous sortir de la glace.

 

« Quelle idée de vous jeter à l’eau comme ça ! » s’écria Shunsuke-kun tandis que nous reprenions notre course.

« J’étais capitaine de l’équipe de natation au lycée, il faut bien que ça serve à quelque chose » répliqua Reiko-senpai d’un ton pincé.

 

Finalement, le temps que nous avions perdu devant le fleuve, nous le rattrapâmes grâce au pont de glace que Tomoko-chan avait fabriqué. Une cinquantaine de mètres plus loin, les guerriers noirs étaient en train de disparaître à l’intérieur d’un bâtiment en ruine. Sans doute ce qu’ils avaient choisi comme quartier général. Les autres commençaient à peiner, mais moi, je continuai à courir comme une dératée après les créatures noires. Je franchis à toute vitesse le seuil du bâtiment, et me dirigeai vers le sous-sol, où je pouvais entendre du grabuge. Je descendis l’escalier quatre à quatre pour m’apercevoir qu’il plongeait dans l’obscurité totale. Arrivée tout en bas, je me mis à tâtonner, cherchant désespérément des points de repères. Je sentais des présences face à moi. Comme de vrais félins, les guerriers noirs devaient voir dans le noir. Et comme de vrais félins, ils étaient terriblement silencieux.

 

Je me mis à donner des coups d’épées dans tous les sens, en espérant, sinon en toucher un, au moins les éloigner suffisamment pour me permettre de progresser. Je sentis quelque chose m’attraper la jambe. Je me débattis comme une folle, frappant frénétiquement mes épées contre le sol. J’entendis les autres s’attrouper à l’étage supérieur.

 

« Vite ! A l’aide ! » m’écriai-je.

 

Alors que je me faisais saisir une nouvelle foi au cou, Katsuo débarqua et hurla d’une voix puissante :

 

« Golden Blind ! »

 

Une lumière aveuglante envahit le couloir, et aussitôt les créatures déguerpirent en lançant des cris effarouchés, qui ressemblaient davantage à des crissements d’ongles sur un tableau. Sans perdre de temps, nous repartîmes, guidés par l’armure de Katsuo qui, je ne sais pas quel miracle, projetait une lumière vive, déchirant l’obscurité ambiante. Finalement, nous arrivâmes dans une pièce, basse de plafond. Un des guerriers qui nous précédait de peu s’y jeta, à même le sol, et disparut comme pra enchantement. Interdite, j’observai la cave. Il n’y avait plus personne, sinon ce que je qualifierais de l’équivalent d’un vieillard chez les guerriers noirs. En plus de ses cheveux, il avait une longue barbe. Comme ses congénères, il était voûté, mais l’on sentait à la forme de son dos que ce n’était pas simplement une attitude prédatrice chez lui. Il était en train de ricaner bêtement de sa voix éraillée.

 

Sans attendre, je me précipitai vers lui et le saisit à la gorge.

 

« Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? » ciria-je en le menaçant de mon épée.

 

Le vieillard renifla bruyamment et, sans cesser ses ricanements, il leva un doigt tremblant vers les autres.

 

« V... V... Vous ! » articula-t-il avec difficulté.

 

Alors, avant même que je n’aie le réflexe de l’embrocher, je sentis le sol se dérober sous mes pieds.

 

 

Publié dans Ecritures

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