Fantastyle 17

Publié le par Perlune

Chapitre précédent

 

Shaylon part à la recherche de l'équivalent de l'Oracle dans cette réalité. Leena est inconsolable de la perte de sa soeur. La Marque ne tarde pas à poser soucis et Leena réchappe de peu d'une aggression. Après une discussion avec l'Oracle, Shaylon comprend que son rôle est double : empêcher la mort de Vala et être le voyageur qui a déposé le bébé chez les Aldwell. Ce qui sous-entend pour lui de découvrir ses origines.

 

Il faut qu’on parte », pressa Shaylon. Leena resta accroché au corps de sa soeur, répétant simplement « non ! », la voix brisée par le chagrin, comme si elle avait autrement perdu tout usage de la langue. Le jeune homme était partagé : d’un côté, il avait envie de respecter son besoin de se recueillir et de faire son deuil, mais d’un autre, quelque chose lui criait qu’il fallait décamper au plus vite. Pas sa raison, non, mais la peur, la peur la plus primitive et la plus sauvage qu’il lui avait été donné de ressentir. Tout dans son environnement l’effrayait : des formes torturées des arbres au ciel grisâtre, encore lumineux malgré l’heure avancée, en passant par les chants monocordes de ce qui devait s’apparenter de loin à des oiseaux, tout lui semblait menaçant, dangereux, comme si le monde entier le traquait et voulait sa peau. Les effets de la Marque, pressentait-il, plus puissants qu’il ne les avait jamais connus.

 

« Leena, je t’en prie... »

 

Malgré ses jambes flageolantes, malgré la nausée qui lui soulevait le coeur, malgré son instinct de survie en état d’alerte maximale, il ne pouvait pas se résoudre à abandonner la jeune fille. Non, il ne le pouvait pas...

 

Shaylon saisit Leena aux épaules et tenta de la secouer. Il reçut un coup lancé au hasard, en pleine figure. La douleur ne l’arrêta pas et il persévéra, mu par une simple et unique pensée : convaincre Leena de partir sans attendre, avant d’être débusqués par les habitants de cette réalité-ci, qui les massacreraient très probablement sans autre forme de procès. Ce ne fut qu’au out de plusieurs tentatives qu’il parvint à l’arracher au corps inerte de sa grande soeur, qui retomba à terre avec un bruit mou, comme une vulgaire botte de foin. Leena se débattit quelques instants, mais se retourna bientôt et étreignit Shaylon de toutes ses forces. Cherchant son souffle, le jeune homme put mesurer toute l’étendue de sa misère, toute la violence de sa détresse à travers ce contact brutal et spontané. Il se prit à penser qu’à côté de ce que pouvait ressentir Leena, lui était presque bienheureux.

 

« Il faut qu’on s’en aille vite, Leena, souffla-t-il. Avant qu’on nous trouve... »

 

« Je ne peux pas partir, sanglota-t-elle, je ne peux pas laisser Vala comme ça... »

 

« On ne peut pas la prendre avec nous... Fais-moi confiance, je vais tout arranger... »

 

« Laisse-moi au moins l’enterrer, alors. »

 

Shaylon hésita. Le temps pressait, mais si c’était la seule chose qui pouvait convaincre Leena de déguerpir, peut-être était-il plus sage de la laisser faire, aussi finit-il par accepter. Il aida patiemment Leena à creuser une petite fosse de fortune dans la terre heureusement meuble à cet endroit, à y ensevelir le corps de Vala avant de réciter une prière courte mais respectueuse. Pendant tout ce temps, la sensation d’oppression ne le quittait pas, et il jetait régulièrement des coups d’oeil inquiets autour de lui. Comble de l’ironie, c’est en surveillant ainsi les alentours qu’il se laissa distraire et ne vit que trop tard un animal sauvage sauter sur Leena et la plaquer au sol avec un hurlement. La créature lui évoquait vaguement un loup, mais il ne prit pas le temps de la contempler et lui lança aussitôt à la gueule la plus grosse pierre qui lui tomba sous la main. Le monstre gémit et secoua la tête, considérant un instant Shaylon de ses yeux jaunes : mais son hésitation ne semblait pas le fruit de la crainte, plutôt de la surprise. Deux autres bêtes sautèrent des fourrés, et Leena eut de justesse le bon réflexe : elle esquiva en roulant sur le côté, laissant ses deux assaillants s’écraser l’un contre l’autre, et saisit au passage la pierre que son acolyte avait lancé plus tôt. Celui-ci, apercevant encore d’autres créatures, ne trouva mieux à faire que de hurler :

 

« Cours ! »

 

Une folle poursuite s’engagea alors entre les deux jeunes gens et la meute de loups monstrueux. La raison de Shaylon lui soufflait que courir ainsi était stupide car ils ne tarderaient de toute façon pas à se faire rattraper. Mais la peur qui lui tenait au ventre décuplait ses forces, et le propulsait à une vitesse vertigineuse à travers les fourrés, comme si son corps était porté par un vent de tempête qu’il ne parvenait pas à arrêter. Il ne se retourna pas une seule fois, même pas pour vérifier que Leena était toujours derrière lui ; mais le bruit de son souffle et le claquement effréné de ses pas sur le sol se rapprochant parfois, s’éloignant à d’autres moments, lui laissait penser qu’elle n’était pas en reste.

 

Tout à coup, les pieds de Shaylon rencontrèrent le vide. D’abord, il ne ressentit qu’un vague étonnement, comme si ce changement impromptu n’était qu’un souci trivial à côté de leurs poursuivants. Puis ses sens de l’équilibre réagirent et envoyèrent des signaux de panique, l’obligeant à se concentrer sur ce qu’il y avait devant lui. Il fut complètement catastrophé en constatant qu’ils étaient au bord d’une falaise – ou plus exactement, plus loin que le bord d’une falaise. Ses yeux s’écarquillèrent, sa bouche s’ouvrit, mais il était à la fois tellement hébété et à court de souffle qu’aucun cri ne put en sortir. Il aperçut vaguement les monstres fusant de derrière lui, faisant face au même état de fait, mais il était en quelque sorte bien moins enclin que précédemment à se préoccuper du sort des bestioles. Comme dans un rêve, il tomba, et ses bras s’étendirent d’eux-mêmes pour tenter d’attraper un branchage qui poussait par-là. Ses mains heurtèrent le bois de plein fouet, et alors qu’il serra de toute ses forces pour s’y retenir, une douleur fulgurante lui élança les membres ; un instant, il crut que ses bras n’allaient pas tenir le choc et s’arracher. Un cri se rapprochant à la vitesse d’un cheval au galop lui apprit que Leena avait subi le même sort que lui. Il n’eut pas à se demander longtemps si elle aurait la même présence d’esprit que lui, car il reçut un violent coup dans le dos, et eut à peine le temps de retrouver son souffle que sa taille était fortement comprimée. Dans la brume de sa demi-conscience, il tarda à comprendre que la jeune fille s’était accrochée à lui ; et, malgré son poids relativement faible, la posture peu confortable dans laquelle il se trouvait lui donnait la sensation d’être littéralement écartelé. Son instinct de survie, toujours en alerte, lui hurlait qu’il ne tiendrait pas longtemps dans ces conditions.

 

Ils restèrent ainsi pendant un temps qui sembla durer une éternité. La seule chose qui maintenait l’esprit de Shaylon à la surface était cette pensée obsédante : surtout ne pas lâcher ! Il entendit la voix de Leena tenter de s’adresser à lui, mais toute son attention était occupée à le maintenir accroché. Malheureusement, la force de sa volonté ne fut pas suffisante et bientôt ses mains furent incapables de continuer à tenir le branchage qui, lui, refusait de plier. Il sentit ses doigts se détendre progressivement, ses ongles griffer l’écorce, la gravité l’emporter à nouveau, et il apprécia presque de se sentir délesté du poids de Leena lorsque la chute reprit. Le sol vint brutalement à leur rencontre, et ils se mirent à rouler. Shaylon avait mal partout : ses membres, trop maltraités au cours des dernières minutes, refusaient désormais de répondre. En son for intérieur, il ne priait plus pour s’en sortir vivant, mais pour que cela s’arrête, le plus vite possible. Et il fut exaucé.

 

* * *

 

Le réveil fut cruel pour Shaylon. Son esprit, qui ne manquait pas de malice, avait inversé les événements, lui faisant rêver que Vala était en fait toujours vivante. Il se rappelait l’avoir vue rire aux éclats en l’entendant raconter l’histoire de sa mort, et lui demander comment il avait pu être assez stupide pour y croire. On ne venait pas ainsi à bout de Vala Aldwell, disait-elle avec un air de défi.

 

Mais ses doutes se dissipèrent vite en voyant le visage de Leena près du sien, ses yeux noisette brillant d’inquiétude.

 

« Leena... », articula-t-il avec peine.

 

Aussitôt, il fut pris d’un violent ma de crâne. Il plissa les yeux, serra les dents et tenta d’amener la main à son front. La douleur qui lui répondit au bras fut si vive qu’il en oublia un instant sa migraine.

 

« Ne bouge pas, dit Leena d’une voix faible. Moi aussi j’ai mal partout... c’est un miracle qu’on soit encore en vie... »

 

Shaylon fit de son mieux pour mettre en application le conseil de la jeune fille. Complètement immobile, sans tourner la tête, il rassembla toutes les sensations qui lui parvenait pour tenter de déterminer où ils étaient. La bonne odeur de cuisine sembait indiquer qu’ils se trouvaient dans une maison. La chaleur et la douceur qui enveloppaient ses membres endoloris lui laissèrent penser qu’il se trouvait dans un lit. Le souffle et la battement de coeur de Leena, tout près de lui, semblait d’ailleurs indiquer qu’ils étaient dans le même, mais il était dans un trop sale état pour s’en soucier.

 

« Je ne sais pas où nous sommes, expliqua celle-ci, comme pour l’aider. Je crois que c’est l’une de ces... créatures qui nous a recueillis, et soigné... »

 

Impossible ! songea aussitôt Shaylon en repensant aux effets de la Marque, qui devaient actuellement être tels que leur fin n’était plus qu’une question de minutes – surtout au vu de leur misérable condition. Le temps passa et le jeune homme erra entre la conscience et le rêve, lui faisant ainsi perdre tous ses repères. Leena semblait faire de même car il la retrouvait parfois en train de le dévisager, les yeux fermés à d’autres moments, ou même en train de sangloter silencieusement, l’oreiller humide gardant la trace de son chagrin. Malgré cela, Shaylon restait égoïstement concentré sur sa propre douleur : il lui fallait récupérer au plus vite s’il voulait espérer accomplir quelque chose.

 

Soudain, il entendit marcher dans la pièce. Se retournant à grand peine, il aperçut une femme. Du moins, ce qui lui évoquait spontanément une femme au vu de sa constitution, car de plus près ses traits n’avaient pas grand-chose d’humain. En réalité, avec la fourrure qui la couvrait intégralement et ses yeux rentrés sous de gros sourcils, elle ressemblait davantage à une espèce de singe. Sa posture debout et la robe de lin qu’elle portait étaient les seules indices qui permettaient de la distinguer de l’animal. Elle s’approcha de son chevet et Shaylon, méfiant, esquissa une geste de recul avec le peu de moyens dont il disposait.

 

« Il ne faut pas avoir peur, dit la créature d’une voix mélodieuse mais étrangement aiguë, je ne vais pas te faire de mal... »

 

Elle lui rafraîchit le visage avec une compresse humide, avant de le forcer à boire un bouillon brûlant, au goût infect mais aux effets bienfaisants, puis réveilla Leena pour lui prodiguer les mêmes soins. Shaylon essaya de bouger la mâchoire pour s’assurer qu’il pouvait parler sans risque de déclencher une nouvelle crise de migraine, puis demanda :

 

« Qui êtes-vous ? »

 

« Je m’appelle Keara-Amser-Creiddylad-Catline ap Dinneen, répondit la femme très naturellement puis, face à l’air perplexe du jeune homme, elle ajouta : vous pouvez m’appeler simplement Keara. Et vous, étrange jeunes gens sans poils ? »

 

Les deux blessés se présentèrent.

 

« Où sommes-nous ? »

 

« Dans ma maison, c’est mes fils qui vous ont trouvés et ramenés. »

 

« Ca, d’accord, mais je veux dire : dans quelle région ? »

 

« Comment cela ? »

 

« Ecoutez, Keara, nous devons absolument rencontrer l’Oracle de Duun... dans la ville de Syr... vous savez si c’est loin d’ici ? »

 

La femme ouvrit la bouche pour répondre mais, à cet instant précis, on entendit une porte claquer, et à la façon dont le visage de leur hôtesse décomposa, Shaylon comprit qu’ils n’étaient pas encore au bout de leurs peines.

 

« Keara ! » tonna une voix, plus grave, mais également très aiguë, alors que l’intéressée se levait précipitamment. A travers l’embrasure de la porte, le jeune homme distingua vaguement une sorte d’homme-singe, comme Keara, mais tout rabougri, presque deux fois plus petit qu’elle, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir l’air terriblement menaçant.

 

« Calme-toi, mon homme » commanda Keara d’une voix qui se voulait autoritaire.

 

« Me calmer ? Comment veux-tu que je me calme alors que tu as ramené ces deux étrangers à la maison ! Ce sont des démons ! Des créatures infernales ! Il faut les chasser immédiatement... ou mieux : les abattre sur-le-champ ! »

 

« Non, ce ne sont pas des démons, seulement des jeunes gens blessés qui ont besoin de repos et de soin. »

 

« Qu’est-ce que tu en sais ? Laisse-moi passer ! »

 

Keara tenta de retenir son mari mais celui-ci la poussa sans ménagement sur le côté et fit irruption dans la chambre, l’épée à la main, grondant comme une bête sauvage, avant de tirer la couverture du lit.

 

« Regarde ! s’écria-t-il avec hargne. Ils ont la peau entièrement dépoilée ! Comme les démons des abysses qui remontent sur terre pendant la nuit des morts ! »

 

Shaylon, bouche-bée, regarda l’homme lever son arme tandis que sa femme lui retenait le bras, lorsque soudain Leena parla :

 

« Vous ne voudriez pas nous mettre en colère. »

 

« Que dis-tu, monstre ?! »

 

« Vous dites que nous sommes des démons. Vous devriez savoir qu’aucune arme ne peut atteindre un démon. Et si vous nous mettez en colère, nous risquerions de nous venger... Enfin, si vous ne me croyez pas, vous pouvez toujours essayer... »

 

Et, ce disant, elle écarta les bras, offrant sa poitrine à la lame de l’épée, avec un air de défi. L’homme hésita, fixa tour à tour les deux blessés, le bras tremblant dans les airs. Puis il jeta son épée à l’autre bout de la pièce et, de rage, envoya violemment sa main sur la joue de sa femme.

 

« Regarde ce que tu as fait ! A cause de toi, ces créatures vont nous hanter maintenant ! »

 

Et il sortit d’un pas décidé. Probablement parti chercher de l’aide, estima Shaylon. Peut-être celle d’un Ancien, ou d’un mage. Dans tous les cas, la couverture ingénieuse imaginée par Leena ne tiendrait pas longtemps.

 

La jeune fille se leva péniblement et s’approcha de Keala en lui demandant comment elle allait. Celle-ci, se tenant la joue et réfrénant ses sanglots, fit un pas en arrière.

 

« Nous ne sommes pas vraiment des démons, admit Leena d’un air désolé. C’est la seule chose que j’ai trouvé à dire pour éviter de nous faire égorger... »

 

Keala considéra tour à tour la jeune fille et son acolyte avec méfiance.

 

« Qui que vous soyez, vous feriez mieux de vous cacher. Mon homme va revenir, et il n’hésitera pas cette fois... Et avec une tête pareille, vous n’irez pas loin... »

 

Shaylon se dit qu’ils devaient vraiment ressembler aux démons des légendes dans ce monde-ci, ce qui en soi était fascinant, mais n’arrangeait pas du tout leurs affaires.

 

« Vous pouvez marcher ? »

 

Les jeunes gens firent quelques pas avec difficulté. La marche allait être dure, et Shaylon ne se sentait pas du tout prêt à repartir, mais c’était ça ou bien se faire massacrer. Après une brève discussion avec leur hôtesse, les jeunes gens reprirent espoir : le hasard faisant bien les choses, il apparaissaient qu’ils se trouvaient effectivement au royaume de Duun, non loin de Sunnyvale, bien que la femme ne prononçât pas les noms de la même manière. Avec un peu de chance, l’Oracle, ou du moins son équivalent, s’y trouverait. Cela étant, le hasard n’y était peut-être pour rien ; après tout, Vala savait ce qu’elle faisait. Cette pensée donna à Shaylon un pincement au coeur, et raffermit sa détermination.

 

Après avoir remercié Keala pour son hospitalité et ses bons soins qui, il fallait l’avouer, avaient accompli des prodiges, ramenant leur état de critique à simplement misérable, les deux jeunes gens se mirent en route, se soutenant mutuellement. Fort heureusement, ils ne quittaient qu’un hameau, leur épargnant une rencontre avec les indigènes, et quitter les grands chemins fut chose aisée. Leena observa qu’ils auraient besoin d’un cheval, sans quoi ils n’arriveraient jamais jusqu’à Syr. Shaylon ne put qu’approuver, que ce fût au souvenir de l’attaque des loups monstrueux, ou bien à l’idée que leur Marque était déjà suffisamment voyante pour ne pas s’éterniser. Aussi décidèrent-ils de voler discrètement une monture dans un champ alentour. La conscience du jeune homme en prenait un coup, mais c’était littéralement une question de vie ou de mort.

 

La chevauchée jusqu’à Sunnyvale se passa sans encombre, Leena menant l’animal avec autorité et finesse, malgré ses nombreuses différences avec les chevaux de leur monde. Ainsi, dès que des bruits de sabots se faisaient entendre, ils s’écartaient, se cachant dans les fourrés, ou derrière une butte, jusqu’à ce que le danger potentiel soit écarté. Shaylon, épuisé, avait du mal à garder les yeux ouverts, et manqua de s’assoupir plusieurs fois sur le dos de son acolyte, qui semblait plus énergique, malgré son propre état peu brillant.

 

Ils s’arrêtèrent peu avant leur destination pour faire boire le cheval dans un ruisseau.

 

« Comment va-t-on faire pour trouver l’Oracle ? » questionna Leena, pensive.

 

« Je ne sais pas, admit Shaylon. Il m’a dit une fois que je le retrouverai toujours si j’avais besoin de lui... J’espère que son autre lui tiendra cette parole. »

 

« Tous ces gens et ces animaux bizarres... Tu as une idée de ce qui est en train de nous arriver ? »

 

Le jeune homme réalisa soudain que le concept de changement de réalités, qui était devenu comme une évidence pour lui, était encore complètement inconnu à Leena – du moins, à cette Leena-là. Se retrouver ainsi catapultée sans préambule, si loin de chez soi, devait être extrêmement traumatisant. La jeune fille faisait la brave, mais au fond elle devait être morte de peur.

 

« Eh bien... Je ne suis pas sûr d’être la personne la mieux placée pour t’expliquer ça... Vala... »

 

Shaylon s’interrompit aussitôt, s’apercevant de l’impair qu’il venait de commettre. Le visage de Leena se crispa et elle retint ses pleurs à grand peine. Le jeune homme s’approcha d’elle et lui passa le bras autour des épaules.

 

« Excuse-moi... C’est que, depuis que toute cette histoire a commencé... »

 

« Ce n’est rien... Tout ça, c’est lié à votre disparition le soir du solstice, c’est ça ? »

 

« Je crois, oui. »

 

Shaylon pensa subrepticement qu’il n’avait pas eu le temps de discuter avec Vala de ce problème qui ne cessait de le hanter. Qui les aurait transporté dans une autre réalité, ce soir-là, et pourquoi ? Cela n’avait aucun sens. Et pourquoi les faire s’éveiller à côté d’un cadavre à chaque fois, alors que cela n’était absolument pas nécessaire pour le rituel de transfert ? Quelqu’un leur en voulait, semblait-il, sans doute à cause de leur lien avec Vala, mais le paradoxe de la situation était que, sans toute cette aventure, la jeune fille ne serait jamais devenue voyageuse... mais d’un autre côté, elle ne se serait jamais faite tuer...

 

Leena interrompit le jeune homme dans sa réflexion en se relevant. Ils se remirent en selle et parvinrent bientôt en vue de Sunnyvale. Alors qu’ils contournaient la route principale en coupant à travers un pré, Leena poussa soudain un cri, et le cheval fit une embardée : ils venaient de manquer piétiner une fillette qui, surprise, était tombée à la renverse. Elle se mit à hurler d’une voix perçante proprement insupportable.

 

« Ne t’arrête pas, fonce ! » pressa Shaylon.

 

Leena s’exécuta. Une gamine en train de hurler à la mort était bien la dernière chose dont ils avaient besoin. Derrière eux, la voix suraiguë d’un de ces hommes-singes retentit, furieuse :

 

« Bande de brigands ! Assassins ! Si vous touchez à nouveau à mon Orwenna, vous aurez affaire à moi ! »

 

Le prénom était vaguement familier au jeune homme, mais il ne parvint pas à le replacer, et l’urgence de la fuite ne lui laissa pas le loisir d’y réfléchir. Leur priorité était de toute façon de retrouver l’Oracle, et ce n’était pas une petite fille imprudente qui allait les mener à lui, à moins bien sûr qu’elle ne soit voyante elle-même. Shaylon se retourna pour constater qu’ils avaient bien pris le large. Sunnyvale était toute proche, et la gamine qui pleurait...

 

Tout à coup, un éclair traversa son esprit. Il se rappelait où il avait entendu le prénom d’Orwenna. Il écarquilla les yeux et fronça les sourcils. Cela voulait donc dire qu’ils étaient remontés... presque une vingtaine d’années en arrière !

 

« Leena, demi-tour ! » s’écria-t-il, fébrile.

 

« Quoi ? Faudrait savoir ! »

 

« Je crois que je tiens notre moyen de retrouver l’Oracle. »

 

« Tu en es sûr ? »

 

« Fais-moi confiance, je sais ce que je fais... »

 

Leena soupira mais accepta de revenir sur leurs pas. Leur cheval au trot, ils ne tardèrent pas à retrouver l’homme-singe qui les avait menacés plus tôt, et qui les attendait, fermement campé sur ses jambes. Shaylon reconnut vaguement MacCarthy, celui qui les avait accusés, son frère et lui, du meurtre de l’homme retrouvé dans le même champ qu’eux près de Spillane ; seulement, il semblait beaucoup plus jeune, et aussi bien plus poilu. Non loin derrière lui, sa femme tenait leur fille en pleurs dans ses bras.

 

« Vous osez revenir, chiens, meurtriers, démons ! » pesta l’homme.

 

« Nous sommes revenus pour nous excuser, monsieur. Notre monture n’a pas blessé votre fille, elle a simplement eu peur... Et nous ne sommes pas des démons, mais des amis de l’Oracle. »

 

« Vous ! Amis de l’Oracle ! Créatures infernales ! J’aurai tôt fait de vous passer par le fil de mon épée ! »

 

« Je vous assure, monsieur... (Shaylon prit le temps de vérifier son compte mental et pria pour ne pas s’être trompé) Il m’a confié qu’il serait d’ailleurs honoré de prendre votre fille Orwenna comme élève... Mais cela reste entre nous, bien entendu. »

 

L’homme baissa son poing et ses petits yeux noire s’agrandirent.

 

« Vous... vous plaisantez ? »

 

« Pas du tout... Je comprends que c’est une lourde responsabilité pour votre fille, mais mon ami l’Oracle est vraiment impatient de transmettre son art... Je suis étonné qu’il ne vous l’ait pas déjà proposé, d’ailleurs... Mais vous êtes venu pour le voir, non ? Allons-y ensemble, il sera enchanté... »

 

L’homme interrogea sa femme du regard. Celle-ci haussa les épaules, comme agacée. Puis il dévisagea un moment les deux cavaliers, qui lui offrirent leur meilleur sourire. Shaylon faisait tout son possible pour paraître détendu, mais au fond de lui, ses entrailles étaient nouées, et il était prêt à décamper aussitôt si l’homme se décidait à donner l’alerte. Il retint sa respiration alors que celui-ci ouvrait la bouche.

 

« J’aimerais bien voir ça... Allons-y. »

 

Soulagé, le jeune homme se félicita d’avoir joué la carte du passe-droit. De toute évidence, même les habitants de ce monde-ci ne se risqueraient pas à porter atteinte à celui qui prétendait avoir des amis haut placés.

 

L’Oracle officiait dans un petit temple, légèrement à l’écart de la ville, ce qui leur permit d’éviter l’allée principale et tous ses badauds. Leena et Shaylon avaient mis pied à terre pour s’adapter à l’allure plus lente des piétons qui les accompagnaient. Mais les deux clans se fixaient avec méfiance, prêts à réagir sans attendre à la moindre incartade. Ils pénétrèrent tous ensemble dans le temple. Fort heureusement, aucun visiteur en quête de son avenir ne s’y trouvait à ce moment-là, sans doute car l’heure était passée. Un prêtre s’approcha d’eux mais, en voyant les deux voyageurs d’une autre réalité, il fit aussitôt demi-tour et crut bon de déranger le voyant dans sa méditation. Celui-ci se leva. Shaylon reconnut bien sa robe blanche et ses bracelets dorés. Comme tout le monde ici, la forme de son visage et son corps couverts de poils lui donnaient une allure simiesque, bien que ceux-ci fussent étonnamment rares, rapprochant son apparence de l’humain tel qu’il le concevait. Sans attendre, l’équivalent de MacCarthy s’inclina et prit la parole :

 

« Votre majesté, cette créature démoniaque prétend être de vos amis... il affirme que vous avez dans l’idée de prendre mon Orwenna comme apprentie... »

 

L’Oracle tourna la tête en signe de surprise, avant d’éclater de rire.

 

« Et il a raison, mon cher ami... répliqua-t-il de la voix profonde que Shaylon lui connaissait, mais en plus aiguë. Je n’avais encore fait part à personne de cette intention... A vrai dire, je n’étais pas encore sûr moi-même... Un homme qui voit aussi clair dans les intentions d’un voyant ne peut être que son ami ! »

 

Et il repartit d’un grand rire, avant de demander courtoisement, mais fermement, à ce que le père d’Orwenna le laisse un moment. Celui-ci considéra Shaylon d’un oeil mauvais en contractant sa mâchoire, comme s’il se retenait de lui cracher à la figure. Puis il s’inclina à nouveau en direction de l’Oracle et pressa sa famille à l’extérieur du temple. Le prêtre fut prié de fermer les portes et de se retirer également, ce qu’il fit sans demander son reste.

 

L’Oracle, tâtonnant sur l’autel, trouva un bâton d’encens qu’il alluma, emplissant:la pièce d’un parfum exotique et apaisant.

 

« Alors, mes amis démoniaques, qui êtes-vous donc ? » demanda-t-il avec malice.

 

« Nous sommes, euh... des voyageurs, expliqua Shaylon, enfin, pas vraiment des voyageurs, nous nous sommes trouvés ici par erreur, mais... c’est une longue histoire. »

 

« Ah ! Ca tombe bien, j’adore les histoires. Surtout les histoires de voyageurs dont je ne connais pas encore la fin ! Dites-moi tout, mes enfants... »

 

Shaylon s’appliqua à résumer son aventure, tâchant d’être le plus précis et explicite possible. Ses explications semblèrent tout aussi utiles pour l’Oracle que pour Leena, dont le visage s’illuminait par moments. Quand il eût terminé, sa gorge était si sèche qu’il demanda s’il pouvait se servir à boire. L’Oracle désigna négligemment une coupe de vin posée sur l’autel, que le jeune homme dut se retenir pour ne pas boire d’un trait.

 

« Ainsi donc, vous avez traversé une telle quantité de réalités que vous avez atterri... une vingtaine d’années auparavant ! Fascinant... »

 

« C’est pour ça que tu savais pour Orwenna ! s’écria Leena. De là d’où nous venons, c’est une grande personne, elle est plus vieille que nous, non ? Qu’est-ce que c’est bizarre... »

 

Shaylon acquiesça.

 

« C’est exact. Et je sais que l’Oracle comptait la prendre comme apprentie à cause de Vala... »

 

Il jeta un coup d’oeil en coin à sa camarade afin de voir si la mention de sa soeur l’affectait, mais elle semblait davantage excitée plutôt qu’encline à se morfondre.

 

« Qu’est-ce qu’il y a à propos de Vala ? »

 

« Tu sais qu’elle n’est pas vraiment ta soeur ? »

 

« Tu veux dire, que c’est une enfant trouvée ? Oui, je le sais, elle me l’a dit, même si nos parents n’ont jamais voulu me l’avouer. »

 

« Eh bien, l’Oracle – notre Oracle – voulait pouvoir se tenir au courant de ce qui lui arrivait. Il a utilisé Orwenna MacCarthy comme une sorte d’espion. Et, si je ne me trompe pas, dans cette réalité-ci, Vala est née il y a peu... »

 

« Oui ! approuva l’Oracle, qui semblait bien s’amuser. Ah, se faire raconter son avenir quand on est Oracle... quelle sensation inattendue ! »

 

« J’ai besoin de votre aide, majesté. J’ai besoin de comprendre ce qui se passe autour de Vala. »

 

« Hélas, j’aimerais beaucoup t’aider, mon jeune ami, mais j’en sais aussi peu que toi... et si j’en crois ton récit, mon savoir concernant Vala Aldwell ne grandira pas en vingt ans... »

 

« Je sais que votre voyance ne peut pas vous aider pour répondre à cette question, mais j’en appelle à votre sagesse ! N’avez-vous pas la moindre idée de qui peut être cette enfant que quelqu’un s’évertue à déposer dans chaque réalité... et qui cela peut-il être ? »

 

L’Oracle hocha la tête et plongea dans une profonde réflexion.

 

« Peut-être que ses vrais parents chercheraient à s’en débarrasser ? » suggéra timidement Leena.

 

« Le hasard ? fit l’Oracle, intéressé. Le coup du sort ? Pourquoi pas... »

 

« Vous ne semblez pas y croire... » insista Shaylon.

 

« Tu sais, mon garçon, quand on est devin, on finit par croire à la destinée, à l’idée que tout a un sens, que chacun a un rôle à accomplir. On en prend tellement plein les yeux – y compris le troisième – que l’on finit par sentir une vérité, cachée quelque part là-dessous, mais insaisissable, trop complexe et parfaite pour apparaître dans toute sa splendeur à nous autres mortels... Je songe parfois à me reconvertir dans la poésie, qu’en penses-tu ? » ajouta-t-il en hochant la tête avec satisfaction.

 

« Alors vous pensez que celui – ou celle – qui dépose la future Vala à la porte des Aldwell sait très bien ce qu’il fait, c’est ça ? »

 

« Ce n’est qu’une hypothèse, et bien qu’elle soit séduisante, la prendre pour certitude acquise me semble un brin cavalier... Du point de vue du poète, du dramaturge, c’est l’option la plus attrayante, mais le destin sait parfois se montrer bête et méchant, nous rappelant que la poésie est bien le cadet de ses soucis. »

 

Shaylon acquiesça silencieusement. Bien que pleines de bon sens, les paroles de l’Oracle ne faisaient qu’accélérer les cent pas qu’il faisait dans son esprit, le ramenant plus vite aux non-conclusions qu’il avait déjà formulées, ce qui avait quelque chose de proprement décourageant.

 

« Cependant, reprit l’Oracle, si je devais m’aventurer à faire une conjecture audacieuse en faveur de la solution dramatique, je dirais que notre livreur de bébé anonyme souhaite créer Vala Aldwell... ou peut-être même la recréer... »

 

« Que voulez-vous dire par-là ? »

 

« Le nom de Vala Aldwell suinte à travers les réalités comme quelque chose empli de peur, de détresse... Qui qu’elle soit, la Vala qui est à l’origine de cette réputation cause sans doute bien du tracas autour d’elle... Alors, nous avons peut-être affaire à quelqu’un qui veut créer de toute pièce une nouvelle Vala, complètement autre... Nous partons du principe que la Vala est celle que vous connaissez tous les deux, mais peut-être est-ce le contraire... Peut-être s’agit-il d’une femme complètement autre, avec le même nom de famille, le même prénom... Et que celui qui a par hasard eu vent de la naissance compromise d’une autre Vala Aldwell a vu cela comme une aubaine, une occasion inespérée de fabriquer une nouvelle personne qui chercherait plus tard à contrer l’influence de la Vala originelle, la mauvaise... »

 

Shaylon et Leena se regardèrent en silence, laissant le temps à leur esprit d’intégrer cette possibilité et tout ce qu’elle impliquait.

 

« Enfin, en disant cela, je m’aventure bien loin dans la supposition... » conclut l’Oracle, d’un ton qui laissait entendre qu’il restait néanmoins très satisfait de sa théorie.

 

« Qu’est-ce qu’on fait, alors ? » s’enquit Leena, visiblement complètement perdue.

 

« Il faut qu’on reparte au plus vite. Notre Marque ne cesse de grandir et nous ne survivrons pas longtemps dans cette réalité-ci. Il faut qu’on rentre. Mais il faut quelqu’un pour nous faire passer. »

 

Shaylon se tourna vers l’Oracle, dans l’espoir que celui-ci ait une solution à proposer. L’homme écarta les bras et sourit jusqu’aux oreilles.

 

« Eh bien, il semblerait que cette fois-ci, ce soit moi qui ait précédé tes désirs, l’ami ! Figure-toi que j’ai justement la personne qu’il nous faut à disposition... »

 

Il frappa dans ses mains pour rappeler le prêtre qui devait être resté non loin, et celui-ci partit en courant, pour revenir quelques minutes plus tard accompagné d’une autre créature simiesque, visiblement plus âgée si on en croyait ses poils légèrement grisonnants et ses manières plus posées. Shaylon lui trouva comme un air vaguement familier, puis il sauta sur ses jambes en le reconnaissant :

 

« Encore vous ! » s’écria-t-il avec colère.

 

L’homme le considéra avec étonnement puis, très calmement, il déclara :

 

« Mon dieu, vous portez la Marque ! »

 

« Allons, allons, ne nous affolons pas, mes enfants, clama l’Oracle d’un ton bienveillant. Je sais que le maître-mage Mulledy a pu vous causer quelques ennuis dans une autre réalité, mais je vous garantis que celui-ci n’a rien à voir... Il vous aidera à passer et à retrouver votre réalité d’origine. »

 

Shaylon s’apaisa quelque peu, mais ne pouvait se départir d’un fort sentiment de méfiance vis-à-vis de l’homme.

 

« La dernière fois qu’un Mulledy a aperçu ma Marque, il n’a pas résisté longtemps à l’envie de m’assassiner... »

 

« Oh, rassurez-vous... La vôtre est belle, j’en conviens, mais elle n’a pas encore dépassé le stade critique... »

 

« Nous sommes pourtant là depuis bien longtemps déjà... Même une meute de loups a tenté de nous étriper ! »

 

Après un bref résumé des événements, Mulledy hocha la tête gravement.

 

« Si je ne me trompe pas, vous avez dû glisser... »

 

« Glisser ? s’étonna Leena. Sur quoi ? »

 

« Glisser entre différents sraiths. Bien sûr, il faudrait aller très loin pour ça, plus loin que n’importe lequel d’entre nous ne s’est jamais aventuré, mais si je comprends bien, c’est votre cas... Suite à votre chute, vous avez dû vous évanouir et passer spontanément à un sraith en aval... Voyez un peu cela comme une laisse : votre réalité d’origine vous appelle, et c’est de là que vient la Marque... Quand elle devient trop puissante – et si vous êtes encore vivant – elle vous fait glisser et s’annule alors. »

 

Shaylon ne savait pas quel crédit apporter à ces paroles, mais elles semblaient cohérentes avec sa connaissance actuelle sur les sraiths et le passage de l’un à l’autre ; de plus, elles expliquaient la bienveillance de Keara qui, si elle les avait trouvés dans la même réalité que la meut de loups, aurait plutôt veillé à les achever sur place. Finalement, ce nouvel élément leur révélait qu’ils s’étaient pressés inutilement, et que la situation était en réalité beaucoup moins urgente qu’ils n’avaient pu le penser. Une idée vint alors dans l’esprit du jeune homme.

 

« Je veux bien que vous nous fassiez passer, mais alors, je veux apprendre à le faire par moi-même. »

 

* * *

 

Le chemin du retour fut long et mouvementé. Conformément à sa demande, Mulledy avait fait en sorte d’enseigner à Shaylon comment voyager entre les sraiths. Mais comme il ne disposait que de peu de temps, à cause de la croissance de sa Marque, et qu’il ne pouvait pas l’emmener très loin, il l’avait remis aux bons soins d’un successeur, un autre maître-mage d’une réalité plus en aval, et donc plus proche de la sienne. Ainsi, l’Oracle avait mis en branle une extraordinaire chaîne d’entraide traversant les réalités, l’espace et le temps, menant Shaylon et Leena d’une version du devin à l’autre, celui-ci se chargeant de lui trouver chaque fois un nouveau passeur et professeur. A son grand dam, le jeune homme dut ronger son frein pendant plusieurs semaines avant d’arriver à entrevoir comment il était possible de réussir le passage, l’art du kyunaserd étant bien loin d’une simple promenade de santé. Répéter quotidiennement les exercices recommandés par ses professeurs successifs n’amena aucun résultat jusqu’au jour où il se dit simplement que l’apprentissage lui prendrait une éternité. Alors, libéré de son impatience, le kyunas lui était apparu spontanément, repartant bien vite malheureusement, du fait de l’excitation provoquée par l’expérience. Par la suite, il avait appris à mieux saisir la nature de cet étrange sensation, et à l’apprivoiser. Le kyunas n’était en fait pas une forme d’énergie ou une quelconque source de pouvoir, comme il avait pu le supposer, mais plutôt un vide. Cherchant quelque chose au fond de lui, il avait erré longuement dans les méandres de son inconscient pour finalement se rendre compte que ce qu’il cherchait depuis le début, c’était le rien. Cet état de vide intérieur, de libération des contraintes physiques et temporelles, permettait de mieux embrasser l’univers dans sa totalité, de ressentir en soi ce qui était en fait à l’extérieur. Shaylon restait marqué par la démonstration d’un maître-mage qui, lui servant le thé, avait laissé sa tasse déborder sans s’arrêter de verser du liquide. « Comment veux-tu que j’ajoute quelque chose dans ton esprit s’il est déjà plein ? avait-il déclaré solennellement. Tout ce thé gaspillé, ce sont tes efforts vains... » Et, en effet, vider son esprit était la clé mais, paradoxalement, il était plus difficile de le vider que de le remplir.

 

A mesure qu’il se rapprochaient de leur sraith d’origine, la Marque se développait de moins en moins vite, leur laissant davantage de temps pour souffler ainsi que s’adonner à de longues séances de méditation. Leena ne parvenait pas à trouver le silence intérieur aussi bien que son compagnon, mais sur ses bons conseils, elle semblait progresser, elle aussi. Vint alors le moment de passer à la vitesse supérieure : contrôler le kyunas. Le simple concept parut dans un premier temps complètement aberrant à Shaylon, dans la mesure où trouver le kyunas consistait à lâcher prise. De là, on restait immobile, impassible, ne pensant à rien sinon à recevoir les sensations du monde extérieur comme si c’était les siennes ; et, quand venait le temps de reprendre le contrôle, le kyunas disparaissait. Aussi la manipulation du silence intérieur fut-elle un véritable calvaire, plus encore que sa découverte, car c’était un jeu d’équilibre extrêmement subtil dans lequel on se perdait très facilement. Quand Shaylon tentait d’influencer une chose avec laquelle il était entré en résonance, il avait l’impression d’anéantir de lui-même tous ses efforts, comme quelqu’un qui ne savait pas nager arrivant à flotter sur l’eau puis, essayant de bouger, créait des vagues qui le faisaient couler.

 

Mais, au prix de plusieurs mois de pratique, il finit une fois de plus par trouver la technique, et alors seulement l’apprentissage du transfert fut possible. Étrangement, c’est celui-ci qui fut le plus rapide et le plus immédiat pour le jeune homme, sans doute à cause de son habitude à voyager : en effet, il s’agissait de se mettre en résonance non seulement avec son environnement immédiat, mais aussi avec celui du sraith visé, ce qui impliquait de pouvoir le sentir, au moins dans une certaine mesure. Il supposait que sa connaissance préalable des différentes réalités et de certaines des lois qui les régissaient rendaient l’exercice plus facile. L’Oracle lui avait dit en riant qu’il commençait à avoir un troisième oeil de lynx, et en effet, il commençait à ressentir certaines choses. Par exemple, il sentait sa propre Marque ainsi que celle de Leena avec un naturel déconcertant, un peu comme on parvient à sentir sa propre mauvaise odeur en se demandant comment elle a bien pu vous échapper aussi longtemps.

 

Mieux comprendre le principe des sraiths l’aida également à faciliter ses voyages. Par exemple, il découvrit qu’en changeant de réalité, on se déplaçait non seulement dans le temps, mais aussi dans l’espace, ce qui expliquait qu’à chaque tranfert qu’ils avaient subi depuis le début, il se retrouvaient à un endroit différent. On atterrissait toujours plus à l’est, et parfois un peu plus au nord en traversant la frontière entre deux réalités adjacentes – Shaylon n’ayant encore pas une maîtrise suffisante pour aller plus loin d’un seul coup. De plus, ainsi que Vala le lui avait expliqué, les sraiths s’étendaient dans deux directions, l’une des deux étant plus facile à suivre que l’autre. C’était comme suivre le courant d’une rivière ou bien le remonter, aussi situait-on les sraiths en amont ou en aval les uns des autres. Par chance, la réalité qu’ils avaient quittée était largement en amont de leur monde d’origine, aussi n’avait-il qu’à se laisser porter par le courant, pour ainsi dire. En voyageant vers l’aval, ils faisaient des bonds dans l’avenir, et retrouvaient chaque fois un monde plus vieux de quelques mois, assistant à une progression accélérée du temps, depuis le monde tel qu’il était à leur plus tendre enfance jusqu’à celui de leur adolescence. Et non seulement les gens vieillissaient autour d’eux à vue d’oeil, mais ils retrouvaient également une apparence de plus en plus humaine, les ramenant petit à petit dans un environnement familier et rassurant. La présence de la Marque, que Shaylon ressentait désormais comme une sorte de souillure fort désagréable, se faisant de plus en plus ténue, renforçait ce sentiment de paix à l’approche de leur foyer.

 

Le danger s’évanouissant chaque jour un peu plus, et le transfert devenant une habitude pour le jeune homme, il se mit finalement à cogiter sur ce qu’il comptait faire par la suite. Sauver la vie de Vala était bien entendu son but premier, mais à mesure que ses connaissances progressaient, l’espoir de réaliser ce rêve finissait par s’éteindre. En effet, remonter les sraiths permettait de voir un monde qui se trouvait en retard, ce qui permettait d’empêcher les choses d’arriver dans ce monde-ci, mais pas dans celui d’où l’on venait, où les choses étaient définitivement écrites. Ainsi, Shaylon pouvait avoir accès au passé d’une autre Vala, dont il pouvait alors modifier le destin, mais pas de la sienne. Son humeur s’était donc assombrie, et l’Oracle l’avait interrogé à ce sujet.

 

« Je comprends ton tourment, mon garçon, quelle frustration que de rester impuissant face au destin, alors qu’on a le pouvoir de visiter tant de réalités différentes... »

 

« Tu es arrivé à la conclusion académique que nous permettent de tirer nos connaissances actuelles sur les sraiths... » approuva l’Archimage, qui se trouvait là, lui aussi.

 

« Que voulez-vous dire ? »

 

Les deux hommes se regardèrent, visiblement en proie à un cas de conscience. Finalement, l’Oracle parla :

 

« Tu connais mon goût prononcé pour la spéculation, et tu sais également que je n’aime pas affirmer les choses à la légère, l’ami... Je ne veux rien te promettre, car même si mon idée est possible en théorie, il est impossible de dire si elle est réalisable, et si oui, comment... »

 

« Nous nous sommes concertés avec l’Oracle, et nous pensons qu’il devrait être physiquement possible de changer le passé. »

 

« Comment ? Il faudrait inverser le cours du temps pour cela ! »

 

« Nous avons mieux à proposer » sourit l’Oracle.

 

Les deux hommes invitèrent Shaylon à contempler le dispositif qui avait été mis en place autour de la petite fontaine, au milieu du grand palais de Syr. Il s’agissait d’un mobile en pente, creusé de rigoles, toutes alimentées par l’eau de la fontaine. Le jeune homme connaissait bien ce mécanisme qui lui avait été présenté comme une illustration du fonctionnement des sraiths : en effet, les rigoles étant alimentées de façon décalée, on voyait l’eau s’y propager à la même vitesse, mais ayant couvert une distance différente à chaque fois. Ainsi, en changeant de gouttière comme on changerait de sraith, on se retrouvait à la tête d’une rigole en avance ou en retard sur la précédente, mais pour autant il était impossible d’arrêter la progression inexorable de l’eau, et encore moins de l’inverser, ce qui expliquait qu’on ne remontait pas vraiment le temps.

 

L’Archimage ouvrit le canal pour permettre aux gouttières de se remplir, et Shaylon assista à ce phénomène qu’il connaissait déjà bien. L’Oracle s’avança et trempa légèrement le doigt dans la rigole qui se trouvait la plus proche de lui.

 

« Pourquoi vous me montrez ça ? » s’enquit le jeune homme.

 

« Regarde bien... »

 

l’Archimage versa un filet de liquide coloré dans l’une des gouttières. Alors que celui-ci commençait à s‘écouler, colorant la rigole d’un bout à l’autre, l’Oracle abattit soudain ses mains sur la gouttière en question, éclaboussant ainsi tout ce qui se trouvait autour, à commencer par le visage de Shaylon.

 

« Hé ! s’écria celui-ci. Ca va pas, non ? »

 

« Regarde ! » insista l’Oracle, visiblement amusé.

 

Le jeune homme observa le montage. Des gouttes colorées avaient fusé en tous sens, et un peu du liquide s’écoulait désormais paisiblement dans d’autres gouttières.

 

« Que vois-tu ? »

 

« Vous avez... changé la couleur des gouttières adjacentes ? »

 

« Sans y toucher ! précisa l’Oracle avec véhémence. C’est là toute l’importance de cette démonstration : nous n’avons pas touché aux rigoles sur lesquelles nous avons agi ! »

 

Shaylon réfléchit un instant, essayant de comprendre où les deux hommes voulaient en venir.

 

« Vous pensez... qu’il est possible d’agir sur d’autres réalités... ? »

 

« ...sans changer de réalité pour autant, compléta l’Oracle en souriant de toutes ses dents. Et c’est là l’ingéniosité du principe : car si le transfert oblige à avancer ou à reculer dans le courant, en revanche, éclabousser agit sur son entourage direct – c’est-à-dire, le passé de la réalité qui se trouve en aval, et le futur de celle qui se trouve en amont... »

 

Le jeune homme hocha la tête, impressionné. Cela voulait-il dire qu’en remontant suffisamment loin et en éclaboussant les autres réalités, comme le disait l’Oracle, il pourrait agir, par exemple, sur leur départ en expédition, qui avait causé la perte de Vala ? Il sentait qu’il venait de mettre le doigt sur un point crucial, mais les choses étaient encore trop floues dans sa tête pour en déterminer les implications.

 

p>

« Éclabousser... dit-il d’un air songeur. Mais comment...? »

 

« Comme nous le disions, c’est là la part d’inconnu. Si l’on accepte l’éclaboussure comme une image adaptée au phénomène dont il est question, on peut supposer que cela demanderait une énergie considérable, une explosion capable d’agiter suffisamment le tissu de l’univers pour outrepasser les frontières qui séparent les sraiths... » expliqua l’Archimage d’un ton docte.

 

« En revanche, il y a une chose encourageante qui nous invite à considérer sérieusement cette possibilité : nous savons de source sûre que ces fameuses frontières ne sont pas imperméables, puisque certaines personnes – dont tu fais maintenant partie – sont capables de les franchir. De plus, comme notre troisième oeil peut apercevoir ce qu’il se passe dans des réalités adjacentes, cela suggère bien qu’elles sont solidaires, et donc qu’agir sur l’une doit bien avoir des répercussions sur les suivantes... Ce qui expliquerait d’ailleurs, si je puis me permettre, que toutes ces réalités suivent un déroulement très similaire les unes aux autres, au lieu d’être radicalement différentes... »

 

Ce discours avait rallumé une lueur d’espoir dans le coeur de Shaylon mais, une fois de plus, il s’avérait extrêmement abstrait, et impropre à lui permettre de décider d’un plan d’action. Leena, le voyant si sombre et distant, s’inquiétait de plus en plus. Au cours de leur voyages, ces derniers mois, ils avaient vécu ensemble au quotidien, et avaient tissé des liens de complicité uniques, très différents de ceux que le jeune homme avait pu établir avec Vala. Contrairement à ceux-ci où il avait eu un intérêt, d’abord de nature passionnelle, puis tributaire de l’importance du personnage, il avait été amené à aimer Leena comme une soeur. Contrairement à Vala qui était toujours à mille lieues au-dessus de lui, elle était une fille simple et naïve, qui suivait les événements au même pas que lui, avec qui il pouvait partager ses joies, ses angoisses, ses découvertes. De la gamine capricieuse et insolente de Newcombe, elle était devenue une partenaire de voyage agréable et dévouée, qui l’aidait à combattre le pire mal lié à leur condition : la solitude. De plus, bien qu’en retard sur l’apprentissage du transfert, elle amenait aussi son eau au moulin : ainsi, c’était elle qui l’avait entraîné à se mettre à l’escrime, en même temps qu’elle reprenait la pratique du tir à l’arc. Il fallait entretenir son corps en même temps que son esprit, disait-elle, et comme cela ils auraient toujours de quoi se défendre en cas de besoin.

 

Un beau jour qu’il méditait près de la rivière qui prenait sa source dans la région de Newcombe et Spillane, elle se glissa près de lui et lui demanda :

 

« Tu sais quel jour on est, aujourd’hui ? »

 

Shaylon haussa les épaules, perplexe. L’hiver touchait bientôt à sa fin et il faisait encore frisquet, ce qui s’avérait excellent à l’usage pour sa concentration. Rien de spécial n’était prévu, et la date ne lui disait absolument rien.

 

« C’est le jour de mon anniversaire ! »

 

« Tu n’étais pas née au printemps, plutôt ? »

 

« Si, si ! Je parle de mon véritable anniversaire... Tu sais, vu que nous passons notre temps à avancer dans le futur, les saisons passent beaucoup plus vite autour de nous, mais ça ne change pas notre âge réel... »

 

« Tu veux dire que tu as tenu le compte de tous les jours qui sont passés depuis notre départ ?! »

 

Leena hocha la tête, enthousiaste.

 

« Bon, en vérité, je dois avoir quelques jours d’avance ou de retard, je ne sais pas bien... Mais je décrète que c’est aujourd’hui mon quatorzième printemps ! »

 

Shaylon songea que, tout à sa quête de savoir, il avait perdu toute notion du temps passé à voyager, sinon qu’il se comptait en mois. Quelque part, il avait perdu une part de son individualité en n’étant plus capable de donner son âge, et cela ne servit qu’à l’attrister davantage. Il tenta de se consoler en songeant que, si les comptes de Leena étaient fiables, alors son dix-septième printemps avait déjà dû passer depuis un moment.

 

« Dis, Shaylon... Qu’est-ce qu’on fera, une fois qu’on sera rentrés à la maison ? »

 

« Je ne sais pas. Il faut que j’essaie de creuser dans cette histoire d’éclaboussure... »

 

« Toujours décidé à essayer de ressusciter Vala ? »

 

Le jeune homme dévisagea sa vis-à-vis avec surprise.

 

« Bien sûr... Pas toi ? »

 

« Je ne suis pas sûre... Tu sais, je me dis que si les choses se sont passées comme ça, c’est qu’il y a peut-être une raison... Je me rappelle ce que m’a dit Vala le jour où notre vieux grand-père est mort, j’étais inconsolable, je pleurais comme une madeleine, et là elle m’a dit : il n’est pas mort pour nous faire du mal, mais pour nous rendre plus fortes. La vie nous réserve peut-être bien pire, et il nous appartient d’être prêtes, le jour venu... »

 

« C’est bien la première fois que je t’entends faire de la philosophie comme ça. »

 

Leena rit de bon coeur.

 

« Je me réserve pour ce genre de moments... »

 

« Et tu penses que Vala est morte pour nous rendre plus forts, elle aussi ? »

 

« C’est ce qu’elle a fait, non ? Grâce à elle, nous sommes des voyageurs maintenant – enfin, surtout toi. C’est génial, non ? Peut-être qu’il ne faut pas chercher plus loin que ça... Jouer à l’apprenti sorcier avec le temps peut être dangereux... »

 

« Je vois... Tu as peur. »

 

« Peur, moi ? Jamais ! se récria Leena avec véhémence. Mais tu l’as dit toi-même, voyager d’un sraith à l’autre ne fait pas vraiment remonter le temps... Et puis, réfléchis un peu : en admettant que tu annules la mort de Vala, tu annules aussi ton pouvoir de traverser les réalités, non ? Puisque c’est sa mort qui t’a permis d’en arriver là... »

 

« Ca ne serait pas logique. Si j’annule mon pouvoir de voyageur, alors j’annule ma possibilité d’empêcher la mort de Vala. C’est un serpent qui se mord la queue, ton histoire... »

 

« Eh bien, justement ! Qu’est-ce que ça peut faire, ce genre de situation, à ton avis ? Si ça se trouve, ça détraque complètement le temps, ça fait tout exploser, on ne peut pas savoir... c’est pour ça que je dis que c’est dangereux... »

 

Shaylon réfléchit un instant, avant de froncer les sourcils.

 

« Tu viens de dire quoi, là ? »

 

« C’est pour ça que c’est dangereux ? »

 

« Non, avant ! »

 

« Que ça peut tout faire détraquer ? »

 

« Tout faire exploser, c’est ça que tu as dit, non ? »

 

« Eh bien, oui, je crois... »

 

Shaylon claqua des doigts et se leva, tout excité.

 

« Tu es géniale, Leena ! »

 

« Je ne te suis pas, Shaylon... »

 

« Mais si ! Réfléchis ! Nous cherchons une façon d’agir sur le passé d’une autre réalité... de détraquer le temps, comme tu le dis... La voilà, notre solution ! Nous devons essayer de créer quelque chose d’impossible, quelque chose qui contredit ce qui s’est passé avant, et ça forcera le temps à se réorganiser ! »

 

La jeune fille resta silencieuse. Shaylon, le cerveau en ébullition, se mit à faire les cent pas le long de la rivière. Quelque chose d’impossible, quelque chose qui remettait en cause toute leur aventure, depuis le début...

 

« La naissance de Vala ! » s’exclama-t-il.

 

« Quoi ? »

 

« Il faut que j’essaie de modifier la naissance de Vala. Que je déspose un autre bébé à sa place... Ca annulera tout, et elle sera sauvée ! »

 

Leena dévisagea le jeune homme, impassible.

 

« Tu es fou » dit-elle.

 

« Pourquoi tu dis ça ? »

 

La jeune fille se leva, et explosa :

 

« Vala est ma soeur, tu comprends, ça ? Comment peux-tu parler d’empêcher sa naissance comme une idée géniale, comme une façon de réparer une pièce d’horlogerie ? »

 

« Mais enfin, je dis seulement ça pour lui sauver la vie ! »

 

« Tu ne peux pas jouer avec la vie et la mort comme ça, Shaylon O’Connor ! Tu n’es pas un dieu ! La seule chose qui va arriver, c’est que tu vas faire encore plus de mal qu’avant ! »

 

« Faire revenir Vala, c’est mal ? »

 

Leena accusa le coup : ses traits se crispèrent et ses bras se mirent à trembler légèrement.

 

« Vala n’approuverait pas ce que tu veux faire », lâcha-t-elle simplement, avant de se détourner et de s’en aller en courant.

 

Shaylon s’en voulut immédiatement. Il réalisait qu’il avait cruellement manqué de tact, et se demandait comment il avait pu en arriver là. Il resta un long moment au bord de la rivière, la main dans l’eau gelée pour tenter de trouver la paix. Mais il ne pouvait pas rester ainsi à ne rien faire. Il n’avait aucune idée de la manière à laquelle il pourrait mettre son plan à exécution, mais une chose était sûre : pour modifier la naissance de Vala, il devait déjà comprendre ce qui avait bien pu se passer ce soir-là. Il fallait qu’il voie quel voyageur était venu déposer le bébé, et qu’il essaie de le (ou la) suivre.

 

Sa décision état prise. La nuit tombée, il s’approcha du lit de Leena, qui s’était endormie sans dire un mot, ne cessant de bouder de la journée. Délicatement, il l’enlaça, non pour une quelconque raison affective, mais simplement pour pouvoir l’emmener avec lui. Comme il était plus doué qu’elle, c’était toujours lui qui assurait les transferts, et il n’était donc pas certain qu’elle soit en mesure de rentrer seule. Il changea de sraith avec la jeune fille dans les bras, atterrissant dans la grande cour du palais de Syr. Il la couvrit, et déposa un baiser furtif sur sa joue, ce qui la fit légèrement remuer. Puis il se concentra, se préparant pour la première fois à remonter les réalités, à aller vers l’amont. La sensation était radicalement différente, et il rencontra la même difficulté que lorsqu’il avait dû apprendre à utiliser le kyunas pour influer sur son environnement : en effet, pour aller vers l’aval, il suffisait en quelque sorte de se plonger dans le courant, puis de se laisser porter, et d’en sortir dès qu’on le souhaitait. En revanche, pour remonter, il fallait réellement fournir un effort, ce qui rendait le contact avec le sraith du dessus fragile et prêt à se rompre à tout moment. Lorsqu’il y parvint, il comprit pourquoi Vala disait qu’elle fatiguait autant : l’exercice était autrement plus épuisant qu’un transfert classique, et il fut aussitôt pris d’une nausée qui le força à rester allongé un long moment.

 

Le voyage reprit donc dans l’autre sens, mais seul cette fois. Shaylon ne s’arrêtait plus que quand cela s’avérait nécessaire, pour se reposer, et tentait d’enchaîner le maximum de transferts à la suite, ce qui augmenta bientôt sa résistance à l’effort de façon significative. De toute façon, il n’avait pas besoin d’aller plus loin que seize à dix-sept années en arrière ; cependant, il comprenait la sensation de vertige dont avait parlé Vala. Autant redescendre vers sa réalité d’origine avait quelque chose d’apaisant, de rassurant, autant remonter dans l’autre sens était exaltant. Shaylon se sentait puissant, capable de transcender le temps et l’espace, et à mesure qu’il s’éloignait et que le transfert devenait de plus en plus difficile, cette sensation ne fit que grandir. Il s’arrêterait au moment qui lui permettrait d’observer la naissance de Vala, mais au fond de lui, il avait envie de continuer, toujours plus loin, rien que pour voir jusqu’où il pouvait aller.

 

Des semaines de voyage furent nécessaire pour qu’il trouve enfin le moment qui l’intéressait. Il était de retour dans l’un de ces mondes où les gens ressemblaient davantage à des singes qu’à des hommes, avec des noms étranges, et il espérait qu’il pourrait retrouver facilement Newcombe et la maison du couple Aldwell. D’après les informations qu’il avait pu glaner auprès des autochtones, il se trouvait environ trois jours avant le moment fatidique. Cela faisait beaucoup de temps à attendre, mais il savait qu’il avait toujours la possibilité de se laisser glisser, puis revenir, afin d’effacer sa Marque.

 

Il effectua un premier repérage autour du village la veille du jour dit. Les maisons étaient disposés presque de la même façon, bien qu’elles possèdent une architecture assez différente de celle à laquelle il était habitué. Fort heureusement, on était en hiver, et les gens sortaient peu, sinon pour aller chercher du bois, rendant les rencontres faciles à éviter. Shaylon eut tout de même le loisir d’apercevoir la mère de Vala, ou plutôt son équivalent, faire quelques pas à l’extérieur de son domicile. Elle était bien enceinte, et son ventre était énorme, confirmant au jeune homme qu’il ne s’était pas trompé.

 

La nuit où Vala devait venir au monde finit par arriver. Shaylon s’était débrouillé pour se reposer toute la journée, de sorte à être en forme pour affronter la moindre complication, s’il venait à être vu, ou si celui ou celle qui déposait l’enfant s’avérait hostile. Il se cacha derrière une pile de bois, face à la maison des Aldwell, et observa ce qu’il se passait. Il entendit la mère crier régulièrement pendant des heures. Des gens allaient et venaient, certains entraient, d’autres étaient relégués sur le pas de la porte. Shaylon se prit à bâiller : il n’aurait jamais cru qu’un accouchement s’éternise autant. Finalement, des cris de bébé étouffés lui parvinrent enfin. Ils ne furent pas nombreux, et ne durèrent pas. Le coeur battant, Shaylon ouvrit grand ses yeux, à l’affût du moindre mouvement, de la moindre anomalie autour de la maison. Les minutes passèrent, et rien ne se produisait. Le jeune homme commençait à se demander s’il n’avait pas fait tout ça pour rien. Après tout, dans la première réalité qu’ils avaient visitée, Leena avait déclaré ne pas avoir de soeur. Peut-être le bébé n’avait-il été déposé que dans leur réalité d’origine, ce qui anéantissait d’un seul coup tous les espoirs qu’il avait fondés.

 

Alors qu’il commençait à envisager sérieusement de repartir, il sentit soudain comme un vent d’étrangeté dans l’air. Le tissu des réalités était en train de se tendre, comme quand quelqu’un passait de l’une à l’autre. Mais, sans qu’il ne comprenne pourquoi, cette sensation n’était pas tout à fait familière. Ce n’était pas qu’une simple tension locale, qui ouvre un passage juste assez grand pour laisser passer une personne : on aurait plutôt dit comme une vague, un raz-de-marée qui balayait l’espace-temps sur son passage. La perturbation était d’une telle violence que la Marque du jeune homme se mit à vibrer, le pliant de douleur. Quoi que fut la chose qui était en train de se passer, elle venait de très loin d’un seul coup, et avait une force inouïe.

 

Shaylon tenta de se maîtriser, mais la douleur était telle que ses yeux étaient embués de larmes. Puis, aussi subitement qu’elle était arrivée, la perturbation disparut. Le jeune homme reprit son souffle, et se releva, alerte. Là, au milieu de la rue, se trouvait une minuscule forme humaine, drapée dans des langes de fortune. Vala venait d’être déposée. Shaylon s’aventura hors de sa cachette, et regarda dans toutes les directions. Personne.

 

C’était impossible. Même si le voyageur était venu, puis reparti aussitôt, on aurait senti deux perturbations, et non une seule. Ainsi donc, Vala venait bien d’une autre réalité. Mais, de toute évidence, elle était venue seule.

 

Chapitre suivant (pour bientôt, ou pas vu la bête...)

Publié dans Ecritures

Commenter cet article