Histoires d'Aurore... #4 – « Le Monde »

Publié le par Perlune

Le Monde.
 
Il est beau, le Monde. Belle carte, avec sa couronne de lauriers, son aigle, son taureau, son lion. Son ciel en arrière-plan. Le numéro XXI des arcanes majeurs de tarot. Le gars qui a choisi ça n'avait rien compris à la vie. C'est le Monde qui aurait dû être le numéro 0. Je contemple cette carte, fascinée, en songeant qui si j'étais un personnage de jeu de rôles, je n'aurais qu'à me pointer un pistolet sur la tempe pour pouvoir changer le décor autour de moi. "Glissement dimensionnel". Private joke, pourrait-on dire.
 
Ce qui compte là-dedans c'est que ça y est, j'ai obtenu ma rédemption. Je retourne à une relation idéale, dépersonnalisée, avec un homme qui a marqué ma vie, certainement plus qu'il ne l'imagine. Quentin est de retour. Pas de retour en amour, pas de retour en amitié non plus – du moins, pas du même genre d'amitié que j'ai l'habitude d'entretenir avec les garçons. Nous entamons une relation épurée, éthérée, où chacun est réduit à la plus simple expression de sa pensée... en l'occurence, nos blogs respectifs. Je n'ose plus lui parler en prose, avec des mots clairs et précis, il n'a l'air sensible qu'à la poésie. Alors dès que je veux m'adresser à lui, c'est comme si je devais parler à un ange. Finis les mots humains. Place au chant de la sirène.
 
J'imagine que je devrais être heureuse. Me trimballer tout ce temps avec ce trou noir dans mon cercle affectif, qui avalait sans vergogne toute forme d'affectivité que je pouvais recevoir entre temps, ça n'a pas été une partie de plaisir. Le monde s'est écroulé autour de moi, et il ne s'est pas penché sur mon cas, du reste, non, il a continué à tourner, à rendre les gens heureux, à marier les coeurs amoureux. Moi, je suis restée en stase pendant tout ce temps, tellement hébétée, tellement asphyxiée du manque d'amour, que je n'ai pas trouvé l'énergie de me replonger dans le bassin de la vie. Bassin duquel mon départ n'a pas perturbé grand'chose d'ailleurs, puisque Quentin a trouvé une autre égérie, je me suis effacée de sa vie sans plus de commentaire, je suis toujours seule, bref, quelques réarrangements ont suffit de sorte que je passe pratiquement inaperçue. A peine un clapotis, quoi.
 
J'imagine que je devrais être heureuse que Quentin m'accorde suffisamment de valeur pour me pardonner mes bêtises. J'imagine que cela mériterait que je compose un poème pour l'occasion. J'imagine que je devrais sauter de joie et donner des grands sourires ravis à tout le monde, des beaux sourires de Jupitérienne, que j'ai hérités de ma maman. Mais non. De la même manière que la souffrance que m'a infligée Quentin n'a fait qu'un clapotis à la surface de l'univers, la paix qu'il m'offre aujourd'hui ne me semble que... méritée. Dans l'ordre logique des choses. Après avoir consigné par écrit mes plus grands moments de souffrance à son égard, après les avoir relus et m'être rappelée à quel point lui-même a pu être cruel et injuste, par moments, alors je me dis que si j'ai pu lui pardonner, il m'en devait bien autant. Pour être l'homme que j'ai le plus aimé et qui m'a le plus aimée de ma vie, c'était tout de même la moindre des choses.
 
Donc voilà, la boucle est bouclée, si j'ose dire. Retour au point zéro, à l'observation en chiens de faïence, à sonder l'autre et estimer s'il est prêt à recevoir ce qu'on a envie de lui dire, ou pas. Retour à la formalité, au respect distant qui tient plutôt de la peur de se compromettre face à l'autre. Retour aux silences complaisants, on l'on sait avec certitude que l'on ne risque pas de blesser l'autre d'une parole déplacée. Retour à l'amour-néant. On s'aime implicitement, sans rien échanger. On aime l'image de l'autre que l'on a à l'esprit. On se rappelle des bons moments partagés, on les cristallise et on les emprisonne, de peur qu'on soit déçu s'ils devaient reprendre vie. Quentin est une image dans mon esprit, un bonheur dans mes souvenirs, un blog sur mon écran. Et il est bien là où il est.
 
Maintenant que je n'ai plus de dette envers lui, je ne sais pas comment je réagirais en le revoyant. Sans doute comme avec Alexandre, avec une légère indolence teintée d'indifférence. Non pas qu'il ait perdu son charme à mes yeux, ou qu'il soit devenu une personne sans intérêt; mais j'ai ce besoin incessant de sentir une chaleur dans le contact avec les gens, cette espèce d'excitation pétillante à l'idée de tout ce qui peut se passer, tout ce que l'on peut ressentir avec l'autre. Imaginer ce que ça peut faire d'être pris dans les bras de cette personne, imaginer le goût de sa bouche, imaginer la douceur de sa peau... Quentin ne tentera plus jamais de me séduire comme il l'a fait autrefois... et même si on pourrait à juste titre me traiter de mangeuse d'hommes, je sais d'avance que ça me manquera. Mon coeur est conçu pour s'enflammer de passion, pour brûler, et se consumer par simple plaisir d'aimer...
 
M'apercevoir de ça me rend triste. Je ne connaîtrai jamais l'amitié avec le sexe opposé, et je suis sûre que je rate quelque chose. Mais entretenir une relation avec un homme, sans perspective qu'un jour il puisse se passer autre chose, même si cela ne reste qu'un pur fantasme, ça me laisse froide. Si un autre coeur avivait le mien, à la rigueur, je pourrais apprécier le contact purement amical... Mais là, je suis en mode survie: trouver de l'air – ou plutôt de l'eau – à tout prix, danger de mort par asphyxie imminent. J'ai le coeur éteint, et les autres le sentent. Je m'ennuie, je n'ai envie de rien. Je ne pense qu'à me faire cajoler jour et nuit. Je n'ai pas d'inspiration pour écrire, je n'ai pas de patience pour composer, j'ai à peine l'enthousiasme nécessaire pour jouer deux ou trois morceaux à la guitare. Je suis en mode survie, et ce sont les autres qui me font vivre, en me parlant, en me demandant de l'aide pour leur travail, en me proposant des projets... Je végète et j'ai horreur de ça. Je me sens moche, idiote et décevante.
 
Parfois, des idées folles me traversent l'esprit. Des idées folles qui ont un charme certain. Et ce d'autant plus que j'ai l'imagination fertile. J'imagine ma vie telle qu'elle serait si... Qu'est-ce que ça serait tordu, qu'est-ce que ce serait difficile, mais mon dieu, qu'est-ce que ça serait bien. Je n'ai pas peur de déplacer des montagnes, ou d'aller au bout du monde pour celui que j'aime. Au moins, ça me donne quelque chose à faire de mes dix doigts. Et ça me fait me sentir vivante, comme je me suis rarement sentie vivante dans ma vie. Comme je me suis sentie vivante le jour où j'ai escaladé la brèche de Roland dans les Pyrénées, par exemple. Le pied gauche en Espagne et le droit en France. Au sommet du monde, plus haut que les nuages, si haut que sur les neiges éternelles, il fait 15°C – à cause du soleil qui s'y reflète. C'était la folie, mais je l'ai fait, et je n'aurais raté cet instant pour rien au monde.
 
Comme ce serait bien d'escalader la brèche de Roland en tenant un garçon par la main...
 
Je ne sais pas quoi dire à Quentin. Je ne veux pas qu'il pense que le fait qu'il me pardonne ne signifie rien pour moi. Je ne veux pas qu'il me prenne pour une vieille peau revêche et rancunière. Je ne veux pas qu'il me prenne pour une narcissique blasée qui est persuadée que le monde lui doit tout. Simplement, notre relation est accomplie, il ne manque plus rien. On a tout fait ensemble. Le formalisme, l'amitié, la séduction, l'amour, l'ennui, l'ignorance, la haine, le pardon... Et quand on a fait le tour de quelque chose, on en revient au point de départ. Être allé jusqu'au bout de quelque chose ne donne qu'une envie, c'est d'en commencer une autre.
 
Alors, j'ai atteint mon pouvoir du Monde, premier échelon. Récompense bien méritée pour tout le mal qu'on s'est donné, mon Quentin. Mais je ne suis pas sûre d'avoir le courage nécessaire pour me lancer dans un deuxième round. En tout cas, pas assez d'énergie à donner avec mon petit coeur vide, réservoir dans le rouge. Je suis comme ta voiture sans essence: je ne démarrerai pas toute seule. Grâce à toi, je peux maintenant changer le décor autour de moi, mais à quoi bon, puisque le décor me convient. C'est ce qu'il y a dedans que j'aimerais changer. Peut-être que je pourrais faire ça avec le pouvoir de niveau supérieur. Ce qui demanderait de tisser une relation du Monde encore plus forte. Tout reprendre à zéro, et tout ramener jusqu'au bout. Trop épuisant pour toi comme pour moi, j'imagine...
 
Je suis fatiguée, je ne sais plus bien ce que je dis. Je me repasse l'intégralité de mon jeu de tarot sous les yeux encore et encore, en pensant à chaque fois au moment de notre relation qui va avec. J'y retrouve des émotions, dans ces cartes. Je regarde la VI moins longtemps que les autres. C'est comme ça. Mais à chaque fois que je retombe sur la mal-numérotée, la XXI, je ne peux m'empêcher de la contempler longuement en pensant...
 
Vivement la suite.
 
 

Publié dans Ecritures

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C
La position (ou la numérotation) du Monde m'avait intriguée lorsque j'avais à peine effleuré l'univers du jeu de tarot il y a quelque temps...ton texte me l'a remis en mémoire. Et de ce fait, m'onubile gentimment, haha :p<br /> <br /> J'aime beaucoup ton coup de plume, et ce texte tout particulièrement! It's a pleasure to read you :)
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P
<br /> Merciiiii public, moi aussi je t'aime! XD<br /> <br /> <br />