Histoires d'Aurore... #2 – « Lâche »

Publié le par Perlune

Colère.
 
Drôle de sentiment que la colère. Presque inconnu pour moi. Je me mets régulièrement en colère contre mon ordinateur, certes, mais ce n'est qu'un tas de ferraille. Je peux l'insulter, le taper, et l'éteindre si je ne le supporte plus. Mais malheureusement, Quentin n'est pas un ordinateur. Si ça avait été le cas, j'aurais au moins pu mettre à profit mes compétences en programmation pour arranger les choses entre nous.
 
Je frissonne légèrement en jetant un coup d'oeil à la pendule, dont les aiguilles et leur ballet incessant constituent la seule distraction ici, à la gare de ce trou paumé. Trou paumé, lieu de résidence de mon Quentin. N'étant pas une femme moderne digne de ce nom, je ne possède pas de voiture. J'ai donc fait le voyage en train.
 
J'ai fait le voyage. J'ai craqué. En ce dimanche de décembre, j'ai décidé d'aller le voir. Il voulait encore une preuve que je tiens à lui, alors, de guerre lasse, j'ai décidé de lui offrir. Au moins, nous pourrions avoir une discussion en face à face, la première depuis cette fois où il n'est jamais revenu sous prétexte que j'avais douté de lui. Au moins je pourrais enfin m'expliquer, essayer d'arranger les choses, lui prouver qu'il compte toujours pour moi... et voir si je compte toujours pour lui.
 
Je ne me faisais pas d'illusions avant d'arriver ici. Je sais que Quentin a une nouvelle amie – du moins est-ce sa manière de la qualifier pour l'instant. Mais en tout cas, une fille qui ne le laisse pas indifférent, c'est certain. Une fille qui lui plaît. Une fille avec laquelle il se sent bien. Une fille qui est différente de moi. Bref, exactement ce dont il avait besoin à ce moment précis pour combler son manque affectif, si tant est qu'il ait réellement ressenti un manque au cours du mois écoulé. Je le connais et je sais qu'il ne m'aura pas trompée avec elle. Mais je m'en fous, moi, qu'il me trompe ou pas. Il peut aller coucher partout où il veut, ça m'est égal, ce qui m'importe, c'est son coeur. Son coeur, il est à moi! Pas touche, ma grande!
 
En arrivant, j'étais donc déjà préparée à ce que Quentin m'annonce qu'il souhaitait me quitter. Après tout, ce n'est pas comme si ça m'aurait surprise après tout ce temps loin de moi, et à m'accuser de tous les maux de la Terre alors que je tentais vainement d'arranger les choses. Je m'étais faite une raison. Quentin avait le droit de ne plus m'aimer, même si ça me rendait folle. Il avait le droit d'en aimer une autre, même si ça me rendait encore plus folle. Mais ce dont il n'avait pas le droit, c'était de me refuser un entretien en tête à tête. Qu'il veuille me quitter, soit. Mais qu'il me le dise en me regardant dans les yeux. Ou même pas, qu'il me le dise tout court. Enfin quoi, il ne me semblait pas avoir demandé la lune!
 
Avec un sourire amer, je repense au SMS envoyé le matin même à mon amie Agathe, qui me soutenait depuis longtemps dans cette épreuve difficile, malgré la distance qui nous sépare depuis quelque temps.
 
Ca n'a pas loupé, il n'est pas là. :(
 
Intuition féminine, peut-être, mais j'avais le sentiment que les choses ne se dérouleraient pas aussi facilement qu'elles le devaient. J'avais parié avec Agathe que Quentin ne serait pas au rendez-vous. Sans vraiment y croire, à vrai dire, juste pour pouvoir signifier au destin que s'il voulait me surprendre, comme à son habitude, il allait devoir trouver autre chose. Pour prévenir le maître de jeux de mon existence que le coup du lapin, c'était une technique éculée, prévisible. Mais ce jour-là, le maître de jeux s'était vraisemblablement levé tard. Car, en sonnant à la porte de Quentin, le coeur tambourinant à l'idée que seuls quelques centimètres de bois me séparaient de l'homme que j'aimais, je dus me rendre à l'évidence: il n'était pas chez lui. Je l'avais prévenu que je comptais venir le voir, proposition qu'il avait acceptée mollement, sans un soupçon de l'enthousiasme que l'on aurait pu attendre d'un garçon qui est en froid avec sa copine, et qui ne l'a pas vue depuis un mois. Je l'avais prévenu, et il n'était pas là.
 
Quand au bout d'une heure et demie d'attente, j'ai enfin réussi à le contacter par messages interposés – Quentin déteste le téléphone et n'y répond jamais – il m'a alors reproché d'être arrivée trop tard. « Je t'ai attendue toute la matinée », me dit-il « puis j'en ai eu marre, et à onze heures, je suis parti ». « Mais onze heures, ça fait partie de la matinée! », rétorqué-je, sans comprendre. « Ne commence pas à jouer sur les mots! », me répond-il du tac au tac. Là, je ne sais plus quoi dire. Quand Quentin commence à partir dans la mauvaise foi, plus rien ne l'arrête.
 
Mon prochain train étant à 17h30 le soir même, c'est-à-dire à l'issue de cinq heures d'attentes les bras ballants, j'ai ravalé mon dépit, et expliqué à Quentin que je l'attendrais jusqu'à cette heure-là. « Je sais pas si je serais rentré », a-t-il répondu évasivement. Ton évasif qui, au travers de la monotonie déprimante du langage SMS, me laissait présager qu'il ne ferait aucun effort pour être là dans les temps. « Je dépends de quelqu'un d'autre pour rentrer », m'avait-t-il dit. Sois gentil, mon coeur, ne me dis surtout pas qui.
 
Les cinq heures se sont donc passées, d'allées et venues dans les trois rues du village (trois, vous avez bien lu), de chant à tue-tête pour les quelques oiseaux de passage avec mon baladeur sur les oreilles, de coups de fil à droite et à gauche pour quêter un peu de réconfort... C'est drôle les coïncidences, tout le monde choisit les dimanche où vous êtes au fond du trou pour partir en week-end, faire une balade en famille, aller au marché de Noël, faire la fête avec des amis... y compris Quentin, et je crois que c'est encore ça qui m'a rendue le plus malade. Je n'ai pas dit bonjour aux quelques personnes croisées en chemin. Je n'ai pas réussi à contacter Alexandre, mon propre « ami avec qui je me sens bien », qui était malade. Je me suis offerte le luxe de verser quelques larmes, en profitant de la solitude pour pleurer à gros sanglots et crier au ciel qu'on me dise quoi faire. Vers trois heures de l'après-midi, commençant à succomber au froid de l'hiver précoce – le fait d'être très frileuse ne m'a pas arrangée sur ce coup-là –, je me suis décidée à descendre à l'hôtel-restaurant du village. Neuf euros pour un thé et une part de tarte – encore heureux, c'était bon. Comme quoi attendre Quentin n'a pas de prix.
 
A six heures du soir, après avoir raté mon premier train, en me disant que Quentin me reprocherait de ne pas y mettre du mien s'il revenait et que j'étais déjà en route pour chez moi, j'ai consulté une dernière fois l'écran de mon téléphone portable. Pas de nouvelle. Me disant qu'il était vraiment temps d'y aller, je me suis levée et ai décidé d'aller faire un dernier tour vers l'appartement de mon aimé, à tout hasard. Et là, surprise. La lumière était allumée. Fébrile, j'ai sonné à la porte. Une fois. Deux fois. Trois fois. Regardé en direction de la fenêtre la silhouette de Quentin qui passait derrière les rideaux. Quatre fois. Cinq fois. Au bout de la dixième fois, la sonnette ne sonnait plus. Incrédule, j'ai fixé longuement l'encadrement de la fenêtre, où plus rien ne trahissait la présence de Quentin, sinon la lumière douce qui éclairait sa cuisine à travers ses rideaux. Je suis restée là, impuissante, à songer à rester dormir sur le palier de la porte; pour qu'il me retrouve frigorifiée le lendemain, mais au moins il ne pourrait plus nier mon existence. J'ai secoué la tête lentement en pensant que tout cela devait être un cauchemar. Puis je me suis détournée et suis partie d'un pas énergique vers la gare.
 
D'où ma colère. Avant, c'était la tristesse, le dépit, le sentiment d'injustice, la peur, la souffrance. Mais maintenant, il n'y a plus que de la colère. Froide, et noire. J'ai longtemps cru que nos problèmes venaient du fait que Quentin est un homme impulsif, qui agit sans réfléchir, qui se vexe pour un rien, et qui est têtu comme une mule. Mais maintenant je connais la vérité. Je sais pourquoi je ne l'ai pas vu depuis un mois. La vérité, c'est que Quentin est un lâche. Un mec comme les autres, qui se planque derrière sa porte, sans un mot, sans la marque de respect la plus élémentaire pour une fille qui se déchire en quatre pour faire les choses selon son bon plaisir, et qui ne demande qu'à discuter. Venir jusqu'à lui, comme il me le demandait depuis le début, était la dernière concession que je pouvais faire pour tenter d'arranger les choses entre nous. S'il l'avait voulu, il aurait sauté sur l'occasion. Mais là, son attitude ne démontre qu'une seule chose: il ne veut plus me voir, il est certainement en ce moment même avec l'autre nana dans son appart, et il n'a même pas le cran d'ouvrir la fenêtre pour m'envoyer chier.
 
Abasourdie, ma conscience, qui a l'habitude de me traiter de tous les noms, ne sait pas quoi dire face à cette constatation à la fois tristement élémentaire et terriblement navrante: je suis amoureuse d'un lâche. J'essaie de construire depuis plus d'un an une relation avec un homme qui n'hésite pas à fuir, la queue entre les jambes. J'ai dû énormément prendre sur moi pour avouer à Quentin certaines choses dont je ne suis pas fière, j'ai dû m'accrocher, quand il s'éloignait de moi, pour aller le chercher là où aucune fille n'aurait eu le courage d'aller le chercher, j'ai déplacé des montagnes pour que nous soyons heureux ensemble... Tout ça pour qu'il ne réponde même pas à la porte après m'avoir faite poireauter pendant sept heures entières, chrono en main – sans compter le mois d'absence à faire la gueule, pour faire bonne mesure. C'est ainsi que la colère m'a envahie, et chassé tout autre sentiment que j'ai pu éprouver pendant la journée, et même avant. Je repense aux larmes de dépit et d'impuissance versées dans le petit cours d'eau qui coule non loin d'ici, quelques heures auparavant. Et je me dis que, si je le pouvais, j'irais les rechercher.
 
Je suis sur le quai, seule, dans la nuit froide. Qu'importe, je suis restée seule toute la journée, je ne suis plus à une heure près. Jusque-là, Quentin m'a faite souffrir, beaucoup souffrir, mais là il vient simplement de me tuer. Il aurait pu me tromper, me mentir, faire n'importe quoi que je puisse pardonner, mais m'ignorer comme ça, continuer à vivre sa vie comme si je n'existais pas – ce que, techniquement, il fait déjà depuis un mois maintenant –, là c'en est trop. Si je n'existe plus pour lui, alors il ne me reste plus qu'à l'oublier aussi. Et dire que c'est lui qui me reproche de ne pas lui accorder d'importance...
 
Le train arriver, le contrôleur m'invite à monter. Il me demande si j'ai besoin d'un billet, je lui réponds que oui. Avec un sourire. Mon coeur n'a pas fini de brûler, mais enfin je trouve une personne qui m'adresse la parole, en me regardant dans les yeux. Plaisir trop rare ces temps-ci pour ne pas en profiter.
 
 

Publié dans Ecritures

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E
Magnifiquement bien écrit, j'en frissonne encore..
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P
<br /> Moi aussi, Quentin-femme aurait pu avoir le bon goût de me faire ce coup-là en été, pour éviter de me laisser à geler dehors... :p<br /> <br /> <br />