Histoires d'Aurore... #1 – « Salope »

Publié le par Perlune

Je m'excuse pour la publication anarchique de ma chronique Histoires d'Aurore... Les deux épisodes fraîchement postés étaient en fait les premiers écrits, comme le suggère la numérotation, ajoutée pour plus de clarté.Cette fantaisie est due au fait que j'ai tenu à ce que la personne concernée lise ces textes en premier, plutôt que de les publier "dans son dos". Je tiens d'ailleurs à saluer son courage pour s'être replongée dans ces mauvais souvenirs (et, comme je l'explique dans le numéro 4, ce ne sont plus que des mauvais souvenirs). C'était important pour moi qu'elle sache comment je l'ai vécu. Je m'incline donc une fois de plus.

 

Place au spectacle...

 

 

Gmail.com.
 
J'attends que la page se charge, le coeur en suspens. Ce n'est pas un message de Quentin que j'attends – s'il m'écrivait, je ne serais pas en train de mendier pitoyablement un peu de chaleur humaine dans l'illusion du monde virtuel. J'attends...
 
Ah, trois nouveaux messages. Instantanément, mes yeux cherchent dans les caractères gras le nom d'un site Internet de rencontres. C'est plus fort que moi. Non, juste deux pubs et un rappel pour republier mes annonces de cours particuliers.
 
Tu vois! jubile ma conscience. Ce n'est pas encore aujourd'hui que tu auras un prétexte pour aller sur ce site!
 
Je fais la sourde oreille. Ma conscience a le don de me blaser par moments, c'est comme si elle ne partageait pas ma vie. Et je connais la technique pour la faire taire: détourner légèrement les yeux et faire courir mes mains sur le clavier, suffisamment vite pour que ma conscience n'ait pas le temps de voir. Alors, devant le fait accompli, elle se renfrogne et ne dit plus rien. Et j'ai la paix jusqu'à ce que ma session ne se ferme automatiquement et que je ne sois obligée de changer d'ordinateur.
 
Abusant des combinaisons de touches avec dextérité, j'ouvre une nouvelle page dans mon navigateur, et m'apprête à taper l'adresse du site, dont je répugne même à prononcer le nom. Alors, une fenêtre clignote sur mon écran.
 
« salut aurore »
 
Tu ne perds rien pour attendre, soufflé-je à ma conscience en cliquant dans la fenêtre ouverte automatiquement par MSN.
 
« Salut Alex. Ca va?
sa va ^^ et toi
Ca peut aller... »
 
Je soupire intérieurement. Je suis la seule pouffiasse de la planète à utiliser les touches majuscules et la ponctuation sur MSN.
 
« alors koi de neuf
Bah, rien. Je me remonte le moral comme je peux.
ok tjrs pas de nouvelles de ton copain
Si seulement...
jsuis dsl pr toi j'espr ke ca va s'arrangé
Moi aussi!
lol ^^ »
 
Pas plus que les autres, Alex ne peut quoi que ce soit pour moi. Mais il me fait au moins sourire.
 
« Et toi, ta proposition de boulot?
bah jy suis pas allé
Pourquoi?
bah ma copine veut pas ke je travail
Quoi?! »
 
Je sens une vague d'indignation me submerger.
 
« Mais envoie-la chier! C'est ta vie tout de même!
oui je c mais elle veut ke je reste ac elle
Mais c'est de l'asservissement! Elle essaie de te contrôler, là! Tu ne t'en rends pas compte?
si mais je veux pas kel me quitte
Mais à ce rythme-là elle va te grignoter petit à petit, et quand elle en aura marre elle te quittera quand même!
oui je c
Eh ben alors, fais quelque chose!
tt le monde me dit ke je devrai la largué mé ji arrive pas. c dur kan on aime »
 
Mes doigts hésitent. Pauvre Alex. Il a vraiment fallu qu'il se trouve une connasse. Quand je pense que des filles comme ça plaisent davantage aux mecs que moi, ça me rend malade.
 
« Tu sais, reprends-je enfin, une fois Quentin m'a dit qu'il serait prêt à abandonner son boulot pour moi si je le trouvais pas assez présent...
et ta di koi
Je lui ai répondu que c'était hors de question, il s'est battu pour avoir ce poste, c'est important pour lui. Et je sais que s'il n'est pas bien dans son boulot il ne sera pas bien avec moi...
oui c vrai. il a de la chance
Merci... mais faut croire qu'il l'a oublié. »
 
Je m'aperçois que je suis déjà en train de chercher inconsciemment un moyen de détourner la conversation. A force de parler de mes tribulations sentimentales avec Quentin à droite et à gauche, j'ai fini par me faire une raison: personne n'a la recette miracle pour me sortir de l'impasse ridicule dans laquelle nous nous embourbons depuis plusieurs semaines. Comme toujours, je me retrouve face à moi-même – ce qui ne change rien pour moi, vu que mes propres pensées, je les connais. C'est plutôt face à Quentin que j'aimerais me retrouver.
 
Il est parti un samedi à la banque, je trouvais le temps long, je me suis inquiétée de l'heure de son retour, il s'est fâché et n'est pas revenu. Je ne l'ai pas revu depuis. Il attend que j'aille le trouver, comme si c'était moi la fautive... J'ai failli craquer, mais ça n'aurait pas été moi. Il m'a fait mal, je me suis rongée les sangs pour lui, pensant qu'il avait pu se tuer sur la route... alors je ne pouvais pas me résoudre à faire mine de rien, en acceptant de rentrer dans son jeu. Il me dit que si je l'aimais vraiment je ferais le déplacement jusqu'à chez lui; je lui retourne le reproche. Après tout, c'est lui qui est parti, et en se fâchant pour une raison idiote de surcroît. Alors s'il ne me parle plus, c'est qu'il doit très bien vivre sans moi.
 
Tout ça me rend triste, mais j'apprends à vivre avec la tristesse, avec la déception de me lever chaque matin dans mon lit à moitié vide, avec la frustration de ne pas trouver de solution pour me faire entendre par Quentin qui fait sa tête de mule. Je m'adapte, j'évolue. Je viens dilapider mon ennui en me donnant l'illusion d'entretenir une vie sentimentale active, dans cette salle informatique. Sur le net, on trouve plein de gens qui vous mentent, qui se font passer pour ce qu'ils ne sont pas, avec qui il n'y a aucun espoir de fonder une relation durable. Exactement ce qu'il me faut pour profiter de l'illusion, sans risque.
 
Pour éviter l'ambiguïté, j'évite soigneusement tous les profils « à la recherche de relation sérieuse ». Je ne joue pas avec les sentiments des hommes. Et je ne voudrais pas qu'un garçon qui me trouve à son goût ne fonde de faux espoirs... Mon coeur n'est pas à prendre, je suis là par simple désoeuvrement, pour le jeu. Le jeu de la séduction blanche, auquel tous les apprentis dragueurs s'essaient pour prendre de l'assurance. Le jeu de l'audace indécente, où l'on échange des mots interdits, des mots que l'on n'oserait jamais prononcer, juste pour avoir la satisfaction puérile de se dire « chuis cap! ». Le jeu de la complaisance, où l'on exhibe son trou au coeur avec ostentation, en se lamentant auprès d'autres âmes égarées qui vous encensent pour votre gentillesse soi-disant exceptionnelle, comme si l'on était la première personne à se le faire dire. N'importe quoi pour me faire oublier un instant que l'homme que j'aime est en train de me laisser tomber à petit feu.
 
Je contemple un moment mon reflet dans le vitrage de la fenêtre, à ma gauche. J'admire la fermeté et la froideur de mes traits. J'ai posté ma meilleure photo sur le site de rencontres, mais je sais que c'est un effort futile. Je ne fais pas partie des canons de beauté qui font fantasmer les mecs. Ce n'est pas que je me trouve moche non plus: Quentin m'a toujours dit que j'étais belle, et j'arrive à me sourire dans le miroir de temps à autre. Mais dans un supermarché de partenaires potentiels, on ne prend pas le temps de regarder les ingrédients ou le lieu de fabrication; on regarde la marque et le prix. Aussi, je ne me fais pas d'illusion, et sais pertinemment que mon profil ne fera jamais partie des opérations déstockage. Les quelques garçons qui m'abordent sentent très fort la frustration ravalée d'un récent rembarrement, certainement par le fait d'une belle blonde fatale aux goûts un peu trop spécieux – quoique, pas forcément.
 
Quant à moi, je flâne sur le site, regarde quelques profils pour la forme, envoie des « kiss » histoire de me donner une contenance, entame des discussions de cinq minutes où je répète comme un guide touristique les phrases de présentation rituelles (vous pouvez voir face à vous Aurore, une femme de 22 ans, construite en 1986, aujourd'hui étudiante en master de psychologie cognitive, d'une taille de 1m75 et d'un poids de 65 kg, et dont vous pouvez admirer les cheveux bruns et les yeux verts), et en entend du même genre, adaptées à mes interlocuteurs. De temps en temps je vois même des filles qui m'écrivent aussi, car je n'ai pas indiqué mes préférences d'orientation sexuelle – dans un déni de l'affirmation « je cherche: un homme » – et il paraît que j'ai une bonne tête de lesbienne.
 
Je suis donc un déchet du speed dating, un échec vivant de séduction tape-à-l'oeil, l'exception qui infirme le témoignage poignant de « Paul-32-ans », et « Sophie-26-ans », qui sont tellement beaux et heureux qu'ils ont mérité de figurer en première page. Je suis une étrangère dans ce monde où il semble si naturel de savoir vendre son charme – et son amour avec. Je sais que je n'y trouverai personne, sinon peut-être un playboy tristounet qui aura proposé sans succès un plan cul à toutes les bonnes, avant de se rabattre sur moi par dépit, ou alors un aliéné dépressif truffé de complexes et persuadé que je suis la femme de sa vie (les névropathes sont persuadés que la femme de leur vie est psychologue, allez savoir pourquoi). En tout cas, rien qui rivalise avec mon Quentin.
 
C'est pour ça, je crois, que je n'écoute pas ma conscience. Il n'y a qu'un seul homme dans mon coeur, c'est clair pour moi. Mes hormones se laissent facilement distraire, quand elle sentent de la testostérone fraîche, certains hommes m'ont déjà remplie de fièvre, de désir, d'excitation irrépressible... mais quand Quentin est près de moi, son parfum efface tous les autres. Et ce parfum réveille en moi des émotions, des larmes, des frissons, des choses que je n'ai ressenties qu'avec une poignée d'hommes dans ma vie. C'est comme ça que je différencie l'amour du désir sexuel, dans le fatras de sensations explosives que j'ai au coeur: c'est une envie de se donner à l'autre qui subsiste, qui ne s'évanouit pas après une simple étreinte. Même les plus gros sécréteurs n'ont donc jamais réussi à me rendre infidèle. Aussi torride le câlin eût-il été, je l'aurais immanquablement regretté. Faire l'amour sans amour c'est comme faire la cuisine sans cuisine, comme disait l'autre. On ne peut pas en effacer un goût certain de réchauffé et de mal préparé. On s'en contente quand on part en camping... mais j'ai d'autres ambitions pour ma vie sentimentale qu'une virée sous tente.
 
Je suis prête à faire ma vie avec Quentin. Du moins, un morceau de vie, jusqu'à ce qu'il ne veuille plus de moi, vers la crise de la quarantaine, quoi. Se marier, habiter ensemble, avoir des enfants... le laisser partir travailler le matin, somnoler au lit en sentant son parfum dans les couvertures, l'accueillir à son retour avec un bon plat de mon cru, m'occuper des enfants tout en écrivant mon prochain roman, m'endormir dans ses bras et faire l'amour toutes les nuits... Si Quentin n'est pas l'homme de ma vie, en tout cas, il lui ressemble beaucoup. Et c'est sans doute pour ça que ça me rend aussi folle de le voir bouder dans son coin, tout ça parce que je voulais savoir quand est-ce qu'il comptait rentrer ce samedi après-midi...! « J'aime pas ta manière de douter de moi comme ça », m'a-t-il répliqué dans un SMS assassin, comme s'il s'agissait d'un problème de confiance. Si j'avais l'esprit aussi tordu que lui, j'aurais commencé à me demander pourquoi il se sentait visé comme ça, pour le coup. Et je ne parle pas de la fois où il m'a envoyé un message qui ne « m'était pas destiné », où il proposait de « me » voir pendant ses heures de boulot...
 
Malgré tout ça, je continue à croire que mon Quentin est de bonne foi, et c'est encore moi qui me fais accuser de douter de lui... Pourtant, c'est moi qui l'ai rappelé les fois où il se trouvait trop nul et qu'il voulait tout arrêter. C'est moi qui lui ai pardonné toutes les fois où il a agi stupidement sans prendre le temps de réfléchir. C'est moi qui lui ai proposé d'habiter ensemble – proposition qu'il a finalement refusée à la suite d'une engueulade opportuniste, pour une bêtise, évidemment. C'est moi qui lui ai offert un anneau – même si ça ne se fait pas trop dans ce sens-là – auquel je voulais donner une valeur symbolique de bague de fiançailles. Après toutes ces choses que j'ai faites pour nous construire tous les deux – et dieu sait que ça a été loin d'être facile –, après toutes ces marques de mes sentiments profonds, moi, le coeur sauvage qui file entre les doigts, Quentin envisage toujours que je puisse le tromper... et ça me rend malade.
 
Et s'il savait que tu vas sur ce site? me nargue ma conscience.
 
Alors il m'en voudrait à mort et il ne voudrait plus jamais me revoir.
 
Et tu es prête à courir le risque?
 
Quel risque? C'est évident que Quentin ne m'aime plus. Au contraire, il serait content, ça lui donnerait une bonne raison de me larguer en me mettant tout sur le dos.
 
Mais c'est lui mentir! C'est mal!
 
Conscience, ferme-la. C'est dans ce genre de situation que je me demande si tu te tiens vraiment au courant de ce qu'il m'arrive. Tu es aussi navrante que Quentin quand il ne fait pas l'effort d'écouter ce que j'ai à dire. Si tu crois vraiment que je me suis inscrite sur ce putain de site pour y faire une rencontre sérieuse – ou même une rencontre d'un soir d'ailleurs –, alors ça veut dire que tu ne me connais même pas... et ce n'est alors pas la peine de prétendre que tu puisses être ma « conscience ».
 
Mais...!
 
Il en va de même pour Quentin. Au bout de plus d'un an de relation, s'il croit si peu en moi pour se barrer comme il l'a fait, me savoir sur ce site de rencontres ne le surprendra pas. Il se félicitera alors d'avoir eu des soupçons sur ma fidélité, de penser qu'il a eu raison depuis le début de douter de moi. Que je ne suis qu'une putain, que je ne le mérite pas, qu'il aurait mieux fait de me larguer depuis longtemps. Ca lui fera du bien.
 
Alors que toutes ces pensées amères courent dans mon esprit, ma conscience semble être tombée à cours d'arguments. Alex ne me parle plus. Je retourne alors vers la page Internet encore vierge, et y inscris l'adresse prohibée. En regardant ma conscience dans les yeux, cette fois-ci.
 
Tu es vraiment une salope, crache-t-elle simplement.
 
Et alors? Tout le monde s'en fout.
 
 

Publié dans Ecritures

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E
Je découvre le blog aujourd'hui, et Aurore me captive.. Ce premier épisode est de loin mon préféré, quoi que le talent se ressent dans tout ce que j'ai lu d'Elle.<br /> Belle découverte pour moi,captivante.. J'attends impatiemment la suite.
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P
<br /> Aurore est très touchée et ne se sent que d'autant plus soutenue dans sa vocation littéraire, ainsi que dans l'affirmation de sa féminité. ;)<br /> <br /> <br />