Au clair de l'obscur – Aki 1

Publié le par Perlune

Voilà un texte qui vient de loin, en l’occurence d’un jeu de rôles de ma création, qui s’appelait en son temps « Clair-Obscur » (note pour les incultes: en référence au style de peinture de Rembrandt, qui consiste à alterner zones très claires et zones très sombres pour rendre l’image saisissante). Après tout, c’est aussi le concept artistique du jeu, à un niveau plus abstrait, puisqu’il s’agit de mélanger bien et mal, morale et dépravation, vertus et vices, afin de bousculer les conventions du genre épique. Ainsi, on se retrouve avec des héros au coeur pas complètement pur, qui peuvent frapper, voler, frimer, délaisser sans remords la veuve et l’orphelin, tandis que de leur côté les méchants ne sont pas si diaboliques que ça. Tout ça pour amener dans la conscience du joueur la question dérangeante, qu'on se pose souvent dans la vie, mais jamais en jeu de rôles: « mais au fait, est-ce que je suis du bon côté? »... et par-là même, cette autre question, encore plus dérangeante: « mais finalement, y a-t-il un bon côté? ».

 

Le jeu a été remanié plusieurs fois depuis, mais son esprit est resté le même. Cet extrait que je partage avec vous est une présentation romancée de ce concept, à la sauce orientale (parce que c’était mon délire, à ce moment-là). :p

 

Avis à la populace! S’il y a parmi vous un dessinateur de BD (notamment de manga) qui se sent inspiré par cet extrait, il y a carrément moyen d’en faire un album qui va tout déchirer.

 

 

Je ne sais plus très bien comment ça a commencé. Je me rappelle que nous étions dans la salle de repos du lycée. La télé était allumée, c’était les infos. Ils expliquaient qu’il y avait eu un problème technique avec un satellite-miroir la veille. Un groupe de cruches était en train de s’extasier sur l’événement, certaines prétendaient avoir vu la nuit à ce moment-là. Les seniors, elles, tentaient de se faire mousser en organisant un concours de celle qui avait vu la nuit le plus souvent. Moi, je m’en foutais. La nuit ne m’intéressait pas. Il paraît qu’avant le vingt-deuxième siècle, c’était le moment où tout le monde dormait. Et moi, je n’aimais pas dormir, j’avais l’impression d’y perdre mon temps. Je préférais m’entraîner, courir toute la journée, jusqu’à ce que je m’écroule. Si j’avais vécu à l’époque où il y avait la nuit, on m’aurait forcée à me coucher à des heures impossibles, genre onze heures du soir, pour me lever à six heures le lendemain. Trois heures de perdues inutilement.

 

Enfin bref. Je ne sais plus qui a commencé. Sans doute Shunsuke qui avait piqué un truc. Il a été à l’origine de la plupart de nos emmerdes. Il avait sûrement dû « aider » Yasushi à partager son goûter avec Reiko. Ils ont commencé à se disputer. Pas très fort, mais ça m’a gonflée. Alors j’ai crié quelque chose du genre : « On peut pas manger tranquille ici ! », en moins poli. Les cruches qui n’entendaient plus la télé en ont rajouté. Moi, la télé, je m’en foutais. Mais j’en avais déjà plein les bottes qu’on me force à être en salle de repos. Si j’avais pu choisir, j’aurais été en train de faire quelque chose. Courir, ou mettre une pâtée au président du club de boxe... enfin, quelque chose d’utile, quoi. Evidemment, puisqu’on me forçait à rester assise avec ma boîte à goûter dans la main et une télé débile pour seule distraction, il fallait bien que je me défoule.

 

Shunsuke, qui se sentait visé, apparemment, a renvoyé la balle à Yasushi en jouant la victime. Vu la carrure du mec, je ne me suis pas laissée avoir. Mais Yasushi, avec son calme olympien, m’énervait encore plus que l’autre guignol.

 

« Mêle-toi de ce qui te regarde, mademoiselle la Rouge. »

« Quand on me fait chier, ça me regarde, monsieur le Violet ! » ai-je rétorqué, en jetant un coup d’oeil à son bracelet.

 

Ah oui, je ne vous ai pas dit.pour les bracelets. Les bracelets de la honte, qu’on faisait porter aux débiles, aux inadaptés. Les bracelets qu’on portait tous, d’ailleurs, dans ce lycée. C’était simple : chaque couleur correspondait à une atteinte spécifique. Le mien était rouge.

 

Alors voilà. Je m’appelle Aki Ishikawa, j’ai 15 ans, et je suis atteinte du syndrôme de Colère. Je sais que ça va vous choquer, dans ce monde pur et innocent, mais je me mets en colère. Assez souvent, d’ailleurs. Je m’énerve, je crie. Je tape dans des objets pour me calmer. Pas la peine de me plaindre. Je me suis déjà fait observer plusieurs fois par des congrès de médecins d’autres pays, qui venaient étudier mon cas. Des « la pauvre », ou « il faut faire quelque chose », j’en ai entendu par dizaines, ça n’a fait que m’énerver davantage. Vous trouvez sûrement ça bizarre qu’on ne sache pas rester zen en toute circonstance, comme tout le monde le fait très bien, même le dernier des imbéciles. Enfin, il va falloir vous accrocher, parce que ce n’est que le début.

 

Donc, j’ai commencé à m’engueuler avec le bracelet violet. Un syndrôme d’Avarice. Autant dire qu’il aurait été prêt à donner sa vie pour récupérer sa part de goûter. Shunsuke étant un syndrôme d’Envie (bracelet vert), et Reiko un syndrôme de Gourmandise (bracelet bleu), ça ne pouvait que mal se terminer. Le ton est monté petit à petit. Enfin, mon ton. Yasushi montrait quelques signes d’exaspération, mais rien de plus. J’avais beau l’insulter, il restait froid comme un bloc de glace. Je ne me rappelle plus de ce qu’on s’est dit dans le détail. Mais je me souviens de la phrase qui m’a faite exploser.

 

« Rends-toi utile au lieu de crier comme un bébé qui s’est fait dessus. »

 

Il avait prononcé ces mots d’une façon tellement navrante, avec son air vaguement ennuyé, que je n’ai pas pu me retenir. Mon poing est parti. Il lui a fracassé le crâne, avec une facilité déconcertante. Je suis restée en arrêt un moment. On aurait pu en rester là, et rien ne serait arrivé. Mais Yasushi a cru bon d’enfoncer le clou.

 

« La violence est l’arme des faibles » a-t-il lâché avec dépit.

 

Mon poing est reparti aussi sec. Je ne sais pas ce qui m’a pris. Ca devait être tous ces mois passés en internement, avec des thérapies de Calme trois fois par jour. Yasushi, avec ses insultes froides et incisives, n’arrangeait rien. Surtout qu’il n’avait même pas la décence d’y mettre un minimum de passion. Il ressemblait plutôt à un distributeur automatique de réparties cinglantes. Ca me foutait la gerbe.

 

Je me suis laissée allée. Je l’ai démoli. Sa figure ne devait plus ressembler à grand-chose, mais à ce moment précis, mes yeux ne servaient qu’à guider mon bras. Katsuo a essayé de s’interposer à un moment donné. Je n’ai rien calculé, et en essayant de m’arrêter, il a pris des coups de poings à la place du bracelet violet. La changement de carrure m’a vaguement surpris, il était plus grand et il encaissait mieux. Ca m’a donné envie de taper encore plus fort.

 

J’ai entendu le bourdonnement lointain des drones de surveillance, qui enregistraient chaque coup que je donnais, sous forme d’un avertissement :

 

« Attention, Ishikawa-san, vous venez de perdre un point de bonne conduite... deux points de bonne conduite... trois... »

 

J’étais en plein délire. Je multipliais les manifestations de rage et de violence avec plus de vitesse et de précision que jamais, encouragée par la chute vertigineuse des points, comme on essaie de faire un high score à un jeu d’arcade. En quelques minutes, je dilapidai l’équivalent de trois fois ma réserve de points de bonne conduite. Il faut des années pour bâtir un empire, mais quelques secondes seulement pour le détruire, dit le proverbe. Cette constatation me percuta de plein fouet, et fit monter en moi une nouvelle vague de colère. Je m’étais engagée dans une spirale de violence dont rien ne pourrait me faire sortir.

 

Quelque chose m’arrêta, pourtant. Une voix retentit dans le haut-parleur.

 

« L’élève Aki Ishikawa, de classe 2-F, est attendue au bureau du proviseur. »

 

 

Mon bras, que j’avais tiré en arrière, s’affaissa mollement le long de mon corps. Je détournai mes yeux de Yasushi, qui n’était vraiment pas beau à voir. Si ça n’aurait pas semblé totalement ridicule, je me serais excusée. Je me levai et me dirigeai vers la porte de la salle de repos d’un pas traînant. Les autres m’ont regardé. Ils étaient tous là : Yasushi, Shunsuke et Reiko, évidemment, Katsuo aussi, mais je me rappelle clairement Manami qui se planquait derrière lui, l’air sincèrement désolé, et Tomoko qui bullait dans son coin, complètement à l’ouest. Avec le recul, je me dis que c'est assez incroyable que nous ayons déjà été réunis à ce moment-là, alors que rien ne nous y avait préparé. Faut croire qu’il y a bien un destin.

 

Mais à ce moment-là, j’étais loin de ce genre de réflexion philosophique. Mon coeur était en ébullition. Je ne savais pas exactement ce que je ressentais. En tout cas, j’étais épuisée. Et je me sentais terriblement mal.

 

Publié dans Ecritures

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