Au clair de l'obscur – Aki 7

Publié le par Perlune

 

« Vous-choisir-champion. »

 

De retour dans le noir, nous étions contraints de faire confiance à notre ouïe et à notre toucher. Mais, en l’occurrence, c’est mon odorat qui fut sollicité. Une odeur de viande grillée. Les créatures nous avaient apporté à manger ! Ca tombait bien, je commençais à crever de faim.

 

« Vous nous donnez de la nourriture ? » s’étonna Katsuo.

« Seulement-pour-champion. Vous-choisir-maintenant. »

« Alors ? demanda Shunsuke. Qui veut aller au casse-pipe ? »

 

Quelqu’un s’avança dans l’ombre jusque vers les gardes, et tendit les mains pour recevoir les victuailles.

 

« Sapphire-chan ! Tu ne peux pas ! » s’offusqua Katsuo.

« Pourquoi ? répliqua Reiko d’un ton tranchant. Tu crois sans doute qu’il n’y a qu’un homme fort et viril qui puisse faire l’affaire ? »

« Ce n’est pas ça, mais... es-tu bien la mieux placée pour... »

« Je ne supporterai pas de voir quelqu’un d’autre que moi manger cette délicieuse viande ! »

« Champion-choisi-trop-tard-maintenant », lança l’interprète avec une pointe de jubilation, avant de repartir avec les gardes. On entendit Reiko entamer la nourriture avec appétit.

« Arrête ! » intervint alors Yasushi.

« Quoi encore, espèce de phallocrate ? »

« Réfléchis... tu ne trouves pas ça bizarre qu’ils viennent nourrir celui d’entre nous qui va défier leur champion ? »

« C’est... pour que cette personne soit en forme... non ? »

« Ils voudraient te donner les meilleures chances de gagner ? Tu crois au Père Noël... » ricana Yasushi.

« Je ne vois pas quel genre de handicap un bon repas pourrait m’apporter », répliqua Reiko en mordant ostensible dans un morceau de viande juteuse.

« Moi, si. Tu n’as pas remarqué dans quoi le roi se baignait ? »

« Une espèce de boue, non ? » hasarda Shunsuke.

« Si c’est le cas, alors ces créatures mangent de la terre. »

 

Tout ça commençait à me taper sur les nerfs, aussi je lançai :

 

« Arrête de tourner autour du pot ! »

« Il se baignait dans de la bouffe, lâcha Yasushi d’un ton rogue. De la bouffe en bouillie, mais de la bouffe. »

« Quoi ? Comment tu sais ça ? »

« Je l’ai vu plonger la bouche dedans et avaler juste après. »

 

Reiko, qui ne semblait toujours pas perdre l’appétit, ironisa :

 

« Génial ! Maintenant on sait pourquoi il est aussi gros... ça nous avance ! »

« Tu t’attends à quel genre de duel ? Un duel à l’épée, comme un samurai de l’ancien temps ? »

« Quoi d’autre ?! »

« On se bat dans une société où le combat est valorisé. Ici, c’est la nourriture qui est au-dessus de tout. Vous n’avez pas vu comme ils sont gros ? Et quand ils nous ont menacé de nous tuer par ‘ingestion’...? »

« Attends, l’interrompis-je, tu es en train de nous dire que Reiko-senpai va participer à un combat de bouffe ? »

« C’est cohérent avec le fait qu’ils veuillent la faire manger, elle et elle seule. Pour qu’elle débarque à l’épreuve en ayant perdu tout son appétit. »

 

Les bruits de mastication s’arrêtèrent d’un seul coup. Apparemment, les paroles de Yasushi semblaient faire réfléchir notre gastronome en herbe. Les uns après les autres, nous nous approchâmes pour soutirer à Reiko une partie de sa nourriture.

 

« C’est mieux comme ça » affirma Katsuo.

« On va te donner un coup de main » renchérit Shunsuke.

« C’est ça ou on meurt tous » lâcha Yasushi.

« Si jamais tu t’es trompé, je t’ouvrirai l’estomac pour récupérer ce que tu m’as pris, Amethyst-kun. » siffla Reiko.

 

Nous mangeâmes en silence. Reiko finit avec parcimonie le morceau qu’elle avait entamé – et qu’elle avait gardé, sans doute pour l’honneur. Katsuo partageait ses réserves avec Manami et Tomoko. Ce moment de détente nous permit à tous de reprendre des forces, et de nous remettre de nos blessures. Quand les créatures vinrent nous chercher à nouveau, je me sentais d’attaque. Ils n’avaient pas intérêt à me faire chier ce coup-ci.

 

Tout le monde commença à donner des recommandations à Reiko et à l’encourager. Moi, dans l’absolu, je m’en foutais un peu, parce que je savais que même si elle gagnait, nous devrions sûrement nous battre quand même. Le duel en lui-même n’avait que peu d’importance, c’était une mise en scène pour se faire mousser. Si les créatures souterraines voulaient notre peau, elles feraient tout pour l’avoir quoi qu’il arrive. Je me demandais où ils avaient mis nos armes. S’il fallait explorer tout le réseau de galeries pour leur mettre la main dessus, nous étions mal.

 

A nouveau la lumière, mais cette fois dans une sorte d’arène. Attention, je parle de la disposition. En ce qui concerne la taille, c’était plutôt une arène version boîte de conserve. Des créatures grasses s’entassaient dans des espèces de gradins. Ils avaient tous avec eux des poignées entières de fruits ou autres morceaux de viande. Yasushi avait raison : c’était la nourriture qui faisait la loi chez eux. Les gardes nous indiquèrent des places. En plein milieu des gradins, et loin de toute issue.

 

On nous sépara de Reiko. Elle fut emmenée au bord de l’arène. Elle nous lança un sourire confiant. Les autres répondirent. Moi, je n’étais pas d’humeur à sourire. L’interprète vint s’asseoir près de nous. Près de moi, pour être précise. Il puait. Je le lui fis remarquer, mais il n’eut pas l’air de comprendre. Tant mieux.

 

Un mec un peu moins gras que les autres s’avança dans l’arène et commença à baragouiner d’une voix forte. Notre interprète nous fit gentiment profiter de son haleine chargée en nous expliquant qu’il était en train de présenter leur champion. Amalfryn, ou quelque chose comme ça. La bête fit son apparition sur le ring sous une clameur assourdissante. J’écarquillai les yeux. Celui-là battait tous les records d’obésité. En fait, il ne pouvait pas se déplacer lui-même, il se faisait carrément porter. En guise de costume, il portait une espèce de bavette géante. Apparemment, Yasushi avait vu juste, une fois de plus.

 

Le présentateur annonça ensuite Reiko en termes beaucoup moins éloquents, et la fit entrer à son tour. Elle fut copieusement huée, mais resta d’une impassibilité exemplaire. On amena alors des bols géants, qui contenaient chacun une espèce de bouillie jaunâtre à la surface de laquelle on apercevait des taches d’huile. Il y eut un décompte, et le top départ fut lancé.

 

« Votre-champion-massacrer » grinça l’interprète avec un sourire mauvais.

 

Je me retins de lui rétorquer que dite telle quelle, sa provocation n’avait rien de cinglant. Il n’aurait probablement pas compris la subtilité, de toute façon.

 

Les deux concurrents s’avancèrent et saisirent leurs bols respectifs. Le champion des créatures souterraines le souleva et le renversa au-dessus de sa bouche grande ouverte, le vidant d’un trait, sans manquer d’en mettre partout. Il le reposa et poussa un cri de guerre.

 

« Vous avez vu ça ?! » s’exclama Shunsuke.

« Quel manque de savoir-vivre ! » s’écria Katsuo, visiblement choqué.

« C’est une provocation, expliquai-je. Il met tout de suite la gomme pour tenter d’intimider Reiko-chan. »

 

Heureusement, celle-ci ne sembla pas s’y laisser prendre. Elle souleva son propre bol, y posa délicatement les lèvres et commença à boire tranquillement. Honnêtement, je crus qu’elle allait s’arrêter en plein milieu. Mais elle eut beau prendre son temps, elle descendit intégralement le contenu du récipient. Et sans en mettre une goutte à côté, s’il-vous-plaît.

 

L’une des créatures lança une vague de huées. Alors, Katsuo se leva et cria de toutes ses forces :

 

« Bravo, Sapphire-chan ! Continue comme ça, tu es la meilleure ! »

 

Shunsuke l’imita aussitôt, suivit de près par Manami. J’ajoutai à leurs encouragements des injures sauvages à l’encontre des spectateurs bouffis. Même Yasushi et Tomoko se fendirent de quelques compliments de principe. Reiko nous adressa un sourire discret, mais en-dehors de ça, garda la pose. Elle jouait la carte de la challenger froide et sûre d’elle. J’espérais qu’elle arriverait à tenir jusqu’au bout de l’épreuve.

 

Après les bols de soupe huileuse, on fit apporta des carcasses d’animaux étranges, plus ou moins semblables à des boeufs. Le champion à la peau noire attaqua sans attendre, fouillant dans les tripes avec un empressement proprement dégoûtant. Reiko, quant à elle, s’aida d’une pierre tranchante pour dépecer la bête morceau par morceau, en veillant à se salir les mains le moins possible. Après avoir englouti sa part, son adversaire lâcha un rot monstrueux, qui fut acclamé par le public. Reiko continuait à manger tranquillement, mâchant consciencieusement chaque bouchée, ce qui prolongea l’épreuve jusqu’à l’ennui. Nos six petites voix, contre celles de tous les monstres obèses, commençaient à faiblir.

 

L’adversaire de Reiko, qui commençait à s’impatienter, s’approcha pour tenter de se servir sur son plat. Aussitôt, elle brandit son couteau de fortune à hauteur de ses yeux, visiblement déterminée à défendre bec et ongle la portion à laquelle elle avait droit. Cette réaction déconcerta le gros lard, qui tenta de profiter que Reiko avait le dos tourné pour lui subtiliser un morceau en douce. Cela lui valut d’être gentiment gratifié d’un coup de pied dans la figure. Les clameurs de la foule baissèrent aussitôt d’un ton. Nous en profitâmes pour nous économiser un petit peu, avant de repartir de plus belle dès que notre championne fut arrivée à bout de son plat.

 

Pour la troisième partie de l’épreuve, on amena un plateau rempli de sortes de légumes rouges et verts. Le champion des bouffis en attrapa un et mordit dedans à pleines dents, en arrachant la moitié d’un seul coup et en l’avalant tout rond. Il poussa un cri de victoire terrible en défiant Reiko du regard. Sans ciller, elle s’avança et, toujours délicate, entreprit de mâcher un légume par petites bouchées. Là, elle commença à cligner des yeux. Je me penchai en avant pour mieux voir. Des larmes commençaient à couler sur ses joues.

 

« Qu’est-ce qui se passe ? » s’écria Katsuo.

« Ils leur font manger des trucs très épicés, lâcha Yasushi. Pour essayer de les faire vomir. »

 

Reiko finissait à peine son morceau que son adversaire saisissait à nouveau un légume dans chaque main, et les engloutit en même temps. Reiko prit une profonde inspiration, et l’imita. Elle se faisait de plus en plus lente et économe dans ses gestes, alors que le gros lard semblait péter la forme. Les spectateurs se remirent à acclamer leur champion à pleine voix, tandis que mes camarades perdaient de leur entrain. Je serrai les poings.

 

« Chantons ! » proposa alors Shunsuke, comme s’il venait d’avoir une idée géniale.

« Je ne pense pas que ce soit vraiment le moment ! » répliquai-je rageusement.

« Mais si ! insista-t-il. Chantons une chanson que nous connaissons tous ! Ca va donner du courage à Sapphire-senpai ! »

« Oui ! approuva Katsuo. Nous n’avons qu’à chanter notre hymne national ! »

« On est vraiment obligé ? » demanda Yasushi, ennuyé.

« Ca vaudra mieux que de crier comme des sauvages, chacun dans notre coin. »

 

Sans attendre notre approbation, Shunsuke entonna le refrain. Katsuo se joignit à lui immédiatement mais, malgré sa voix puissante, le brouhaha ambiant couvrait toujours leur chant. Il se tourna vers moi et m’encouragea avec un regard chaleureux. Je cherchai les paroles dans un recoin de ma tête et commençai à chanter à partir du premier couplet, d’abord timidement, puis avec de plus en plus d’assurance. C’était assez drôle à voir comme situation. Au milieu d’une foule de créatures souterraines obèses gesticulant comme des enfants en bas âge, une petite troupe de jeunes chantait en choeur l’hymne national d’un pays qui les avait envoyés se faire trucider, pour soutenir leur amie dans une épreuve de bouffe. N’importe quelle personne qui m’aurait raconté un truc de ce genre se serait prise une droite de ma part.

 

Reiko s’arrêta sur place en nous entendant. Je la vis trembler sur place, et là, j’eus vraiment peur que ce soit la fin. Mais elle reprit empire sur elle-même sans tarder, et aida courageusement son adversaire à finir le plateau. Plus le temps avançait, et plus ils étaient lents. Même le champion des créatures souterraines commençait à caler. Je n’arrivais pas à croire que Reiko avait pu en avaler autant que lui, alors que son estomac était au bas mot trois fois plus petit.

 

La créature noire avala douloureusement l’avant-dernier légume du plateau, sous le regard fixe de sa challenger qui grignotait bout par bout, avec autant de difficulté, mais avec dignité. Les clameurs des supporters s’étaient progressivement tues, pour laisser place à une stupeur générale. De notre côté, nous avions arrêté de chanter les uns après les autres, nos voix réclamant grâce. Je m’attendais à ce que le présentateur annonce la quatrième partie de l’épreuve mais, à ma grande surprise, il y eut un bon moment de flottement. J’allais demander à l’interprète ce qu’il se passait, mais je compris instantanément en le regardant.

 

« C’est la fin ! m’écriai-je. Ils ne s’attendaient pas à ce que Reiko aille aussi loin, alors ils n’ont rien d’autre de prévu ! »

« Même leur champion n’en peut plus, approuva Yasushi. C’est le moment de porter le coup de grâce. »

« De l’eau ! » réclama alors Reiko, d’une voix douloureuse.

 

Mais ce n’était pas une supplique, plutôt un ordre. Le présentateur regarda le roi d’un air interrogateur. Celui-ci réfléchit un instant, puis hocha lentement la tête. On apporta deux minuscules gobelets, remplis d’eau. Reiko but tranquillement le sien, tandis que son adversaire la regardait faire. La respiration lourde, il ne semblait pas pouvoir se résoudre à porter le récipient à ses lèvres.

 

Reiko essuya d’un revers de la main les larmes qui embuaient ses yeux et esquissa un sourire triomphant.

 

« Ce n’est pas l’estomac qui commande la faim, déclara-t-elle froidement. C’est le cerveau. Depuis toute petite, mon père a essayé de me dégoûter de la nourriture en espérant que ça soignerait mon syndrome de Gourmandise. Il salait mes goûters. Il trempait mes bonbons dans de la sauce. Pour lui tenir tête, j’ai appris à discipliner mon mental. Je peux manger au-delà de la capacité de mon estomac en faisant croire à mon cerveau que j’ai encore faim... (elle s’approcha du champion qui tenait son gobelet d’une main tremblante, et l’attrapa d’une main leste avant de le boire à son tour) En revanche, il est impératif de... manger lentement, et... de bien mâcher. Car ce n’est plus une affaire de faim... si l’estomac n’arrive pas à digérer la nourriture... »

 

Vive comme l’éclair, Reiko lança son poing dans le ventre de son adversaire.

 

« …c’est mécanique ! »

 

La créature fut prise de violentes convulsions. Elle tenta de se retenir, mais ce fut plus fort qu’elle. Une odeur nauséabonde envahit l’arène.

 

C’était le moment critique. Alerte, je scrutai l’assistance autour de moi. S’ils voulaient nous lyncher, nous n’allions pas faire un pli.

 

Soudain, le roi éclata de rire. Mes poings se serrèrent. J’étais prête à bondir. Alors, à ma grande surprise, les clameurs reprirent. Tout le peuple souterrain, en choeur, acclamait Reiko.

 

« Vous-nouveau-champion ! » hurla l’interprète, hystérique.

 

A partir de ce moment-là, il y eut comme un revirement dans l’attitude des créatures noires. Après s’être offert un bain de foule, Reiko nous rejoignit et nous fûmes invités à paraître devant le roi. Il nous dit que nous avions gagné son respect, et que nous étions cordialement invités à nous joindre à sa table. Je restai sur mes gardes, au cas où il y ait une feinte quelque part, mais mes doutes se dissipèrent rapidement. Aussi incroyable que cela pût paraître, le roi Gelomphnet Aleep nous avait pris en sympathie.

 

Somme toute, si on oubliait que nous avions atterri dans ce trou à rat suite à un combat sanglant, pour nous retrouver tout cassés de partout dans une cellule confinée et obscure, que nous avions été menacés de mort, et contraints à participer à une épreuve de gloutonnerie assez ignoble, il s’avérait que ces gens étaient plutôt sociables, finalement. On nous fit amener dans une salle remplie de bouffe jusqu’au plafond. Le roi nous invita à nous servir. Nous ne nous fîmes pas prier. Même Reiko attrapa quelques fruits.

 

« Tu as encore faim ?! » s’écria Shunsuke, abasourdi.

« Je mange quelques trucs qui me plaisent, pour me reposer un peu de toutes les horreurs qu’on m’a faites avaler... »

 

Comme je n’aimais pas perdre de temps, j’avisai l’interprète entre deux bouchées.

 

« Vous allez retirer votre armée ? »

« Pas-comprendre, répondit-il, visiblement étonné. Nous-pas-avoir-armée. »

« Nous ne sommes pas arrivés ici comme ça ! C’est un de vos... (j’essayai de me rappeler le mot employé par Reiko) chamanes qui nous a transportés ici ! »

 

Perplexe, l’interprète fit au roi un compte-rendu de ce que je disais. Ils se lancèrent alors dans une discussion aux allures de débat.

 

« Je peux savoir ce que vous racontez ? »

« Grand-roi-dire-peut-être-étrangers-Clairs-attaqués-par-Kenarn. »

« C’est quoi, un kenarn ? »

« Tribu-Kenarn-dirigée-par-Omarantar. Dangereux-guerriers-adeptes-dieu-du-sang. »

« Ca ressemble pas mal à la Légion Noire » observa Katsuo.

« Mais alors, ce ne serait pas eux qui nous auraient attaqués ? » s’étonna Shunsuke.

« Nous-Aleep-tribu-pacifique. Jamais-attaquer-étranger. Les-inviter-à-manger-pour-discuter. »

« Alors comment se fait-il que nous soyons arrivés parmi vous ? » demanda Yasushi.

 

A nouveau, grande discussion entre le roi et son sbire.

 

« Grand-roi-dire-chamane-Kenarn-semer-zizanie. Faire-croire-vous-attaquer-nous-pour-nous-tuer-vous. »

 

Je secouai la tête.

 

« Ca m’étonnerait. S’ils voulaient nous tuer, ils étaient en mesure de le faire eux-même. »

« Grand-roi-demander-si-vous-voyager-tribu-Kenarn. »

 

Shunsuke manqua de s’étouffer avec la noix qu’il était en train de croquer.

 

« Est-ce bien raisonnable ? »

« Nous avons une mission, déclara Katsuo. Notre pays nous fait confiance pour arrêter la Légion Noire. Nous devons mettre un terme à leur massacre. »

 

L’image de Kenji-kun traversa mon esprit. Je serrai les dents.

 

« Oui. On va se les faire. »

« Vous avez tous terriblement envie de mourir » soupira Yasushi.

« On est bien ici, non ? » bâilla Tomoko.

« Vous faites ce que vous voulez, moi j’y vais » assenai-je.

« Vous-très-prudents. Kenarn-tuer-d’abord-discuter-ensuite. »

« On a vu... »

« Nous-rendre-armes. Donner-vous-nourriture. »

« Pourquoi tenez-vous tant à ce que nous y allions si c’est si dangereux ? » s’enquit Yasushi.

 

L’interprète eut l’air gêné.

 

« Kenarn-dangereux. Attaquer-sans-prévenir-tuer-tout-le-monde. S’entretuer-pour-garder-uniquement-plus-fort. A-cause-eux-peuple-Obscur-vivre-dans-misère. »

 

Ainsi ces monstres semaient la terreur même dans leur propre monde. J’étais loin d’imaginer quelque chose comme ça.

 

Il fut convenu de partir le lendemain (si tant est qu’il nous fût possible de savoir quand est-ce que le lendemain allait arriver puisque la lumière du jour ne parvenait pas jusqu’à nous), c’est-à-dire après une bonne nuit de sommeil. Après la célébration de nos exploits du jour, on nous amena dans une grande chambre. « Chambre » était un mot un peu exagéré pour désigner la cavité où des bancs avaient été creusés puis recouverts de peaux de bête, mais c’était le summum du luxe par ici. Il y avait même un bassin rempli d’eau presque claire au milieu de la pièce pour se baigner. Les autres s’écroulèrent sans demander leur reste. Pour ma part, j’étais sceptique quant au confort des lits, mais je fus surprise de constater que les fourrures étaient très douillettes. Et puis, après tout ce que nous avions vécu, je ne pouvais que soupirer d’aise.

 

Je m’endormis sans même m’en apercevoir. Puis je fus réveillée. Quelqu’un était en train de sortir de la pièce. Je me levai et suivit la personne à tâtons. Soudain, je l’entendis trébucher.

 

« Qui est là ? » lançai-je.

« Aki-chan... c’est toi... »

 

C’était la voix de Reiko.

 

« Reiko-senpai ! Est-ce que ça va ? »

« Arrête... de m’appeller senpai... on n’est plus au lycée... »

 

Je m’approchai d’elle et me mis à genoux. Elle était en train de se tenir le ventre.

 

« Ca va aller ? » répétai-je.

« Oui, ne t’inquiète pas... j’ai juste besoin d’une... petite promenade digestive... »

 

Elle émit un petit rire. Je l’aidai à se relever.

 

« Tu as assuré à l’épreuve d’aujourd’hui. Ca a dû être très dur. »

« Bah, je me suis fait plaisir... »

« Plaisir ? Avec les cochonneries qu’on vous a servies ? »

« Non... Le plaisir de me rendre utile. Que mon... ‘syndrome’ ait servi à quelque chose. Un peu comme toi pendant la bataille, j’imagine... »

« ...Je préfère ne pas y penser. »

« Pardon. Mais sans toi, nous nous serions tous fait massacrer sur la rive du fleuve et nous ne serions même pas arrivés aussi loin... Je n’ai fait que te renvoyer l’ascenseur. »

« Pourtant tout le monde a joué un rôle dans la bataille ! »

« Oui, mais c’est toi qui nous a donné le courage de lutter. Si tu n’avais pas été là, je crois que j’aurais fui. »

 

Je me tus.

 

« Tu sais, reprit Reiko après quelques instants, je me demande si nous ne devrions pas... rester ici. »

« Rester ici ? Pour quoi faire ? »

« Pour y vivre. »

 

Je m’arrêtais sur place.

 

« Vivre dans ce trou à rat ? »

« Le décor n’est pas très engageant... mais rappelle-toi comment c’était au lycée. Vaut-il mieux vivre enfermé sous terre, ou enfermé par le regard des autres ? »

 

Je ne répondis pas. L’idée de Reiko me troublait plus qu’autre chose.

 

« Ici, nous sommes libres. Les Obscurs sont peut-être rustres et dégoûtants par moments, mais ils nous acceptent. Moi, évidemment, je peux me goinfrer autant que je veux... mais, tu as vu Katsuo ? Il peut enfin se la péter tranquille. Tomoko peut bayer aux corneilles. Et toi... tu peux t’énerver autant que tu veux, ça ne choque personne. Ils prennent peur, comme tout le monde, mais au moins ils trouvent ça normal. »

« Qu’est-ce que tu en sais... je n’ai pas réellement eu l’occasion de m’énerver depuis que je suis ici. »

« Oui, je l’ai remarqué aussi. Je me demande si c’est un hasard. »

« Comment ça ? »

« Tu ne trouves pas que nous sommes tous beaucoup plus détendus depuis que nous sommes ici ? »

 

Je réfléchis un instant.

 

« C’est peut-être simplement la fatigue... »

« Possible. Peut-être l’obscurité permanente, aussi. Ou l’absence d’emploi du temps. Mais en tout cas, nous avons l’air... plus adapté à ce monde-là. »

« Tu es en train de dire que tous les pécheurs devraient vivre dans le monde des Obscurs ? »

« Je suis en train de dire que si nous sommes là, ce n’est peut-être pas un hasard. Tu te rappelles quand Nagamiya-sama nous parlait de changer le monde ? Découvrir le mode de vie des Obscurs est peut-être la solution pour aider les pécheurs, là d’où nous venons... Peut-être que ce voyage va nous permettre de rendre notre monde si parfait... encore meilleur ! »

« Il y a un instant, tu parlais de rester ici... »

« C’est parce qu’en découvrant ce monde qui est l’inverse total du nôtre, je me demande si certaines choses que nous faisons sont réellement bonnes. »

« Comme quoi par exemple ? »

« Le fait qu’il n’y ait pas de lumière... moi, ça m’apaise, ça me donne un sentiment de sécurité. Je me demande si notre organisme n’a pas... besoin d’obscurité, de temps en temps, comme il a besoin de boire et de manger. »

« La légende de la nuit ? soupirai-je. Franchement, si on en avait besoin, je ne vois pas pourquoi on se serait donné autant de mal pour la supprimer. »

« Les gens de notre monde se sont aussi donné beaucoup de mal pour supprimer ta Colère... or ils en avaient bien besoin pour arrêter la Légion Noire. »

 

Je frémis en repensant à la première effusion de sang que j’avais eu l’occasion de voir pendant la bataille. Je me rappelai ce que j’avais ressenti à ce moment.

 

« Mais ils ont raison, protestai-je. La violence... même si je ne peux pas m’en empêcher... la violence est une mauvaise chose... »

« Je ne dis pas le contraire. Ce que je dis, c’est que le monde a aussi besoin de mauvaises choses pour tourner rond... »

 

Un silence gêné s’installa entre nous. Sans nous en apercevoir, nous avions marché sur une bonne distance. Reiko proposa de rebrousser chemin. Nous retrouvâmes notre gîte sans trop de difficulté. Reiko me souhaita bonne nuit. Je m’allongeai et fermai les yeux. Le discours de Reiko m’avait troublé, mais elle avait raison sur un point : il était beaucoup plus agréable de dormir dans le noir.

 

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