XXY (suite)

Publié le 14 mars 2010 par Perlune

« Thomas ! »

Le jeune homme leva les yeux de son téléhone portable et aperçut Alex, assise à une table, légèrement en retrait. Elle l'avait appelé à mi-voix, comme si elle craignait qu'il ne l'entende. Thomas s'approcha, avec l'air le plus dégagé possible, et s'assit face à elle. La jeune femme croisa brièvement son regard avant de s'abîmer dans la contemplation de son café.

« Salut.

– Salut. »

L'ambiance avait quelque chose de tendu. Depuis ce fameux soir où Alex avait avoué à Thomas son invraisemblable secret, il ne savait plus quoi penser. Il était resté un moment interdit en entendant la voix masculine l'appeler depuis la chambre d'Alex. Puis, pris de panique, il s'était tout bonnement enfui. Il avait eu pleinement conscience que sa réaction remettait sérieusement en cause sa crédibilité en tant que mâle ; mais il y a des fois, dans la vie, où un homme doit savoir accepter que les choses le dépassent. Thomas s'était donc accordé le temps d'en revenir (trois jours), avant de rappeler Alex pour lui donner rendez-vous dans ce café. Sans doute pour avoir des témoins, et s'assurer que ses sens ne lui jouaient pas des tours.

Ils restèrent silencieux un moment, suffisamment pour que le serveur s'approche et prenne la commande du jeune homme.

« Ca va ? hasarda-t-il finalement.

Encore ce travers du lieu commun. Thomas songea que, décidément, il préférait avoir les femmes comme clientes... au moins il savait quoi leur dire.

– Ca peut aller. Je me suis sentie un peu seule.

– J'imagine... »

Le serveur revint, un café à la main. La conversation sentait encore l'impasse. Fort heureusement, Alex rompit le silence.

« Tu m'en veux ?

– De quoi ?

– Eh bien, tu sais... De pas t'avoir prévenu.

– Euh...

– Je pensais pas t'en parler au début. Tu m'aurais certainement quittée.

Alors ça, c'est pas faux.

– D'habitude j'en parle pas. Tu es le premier avec qui j'essaie... parce que je pense que je peux pas avoir une relation saine avec toi sans t'en parler... Je te jure, ça me pourrit la vie, ce truc...

Thomas s'autorisa le temps d'une gorgée de café pour réfléchir à sa réponse.

– Donc tu peux te changer en mec, c'est bien ça ?

Alex afficha un air désespéré.

– Tu me crois toujours pas ?

– Avoue que c'est un peu... difficile à avaler.

– Je me doute... Pour moi, c'est devenu normal... au début, je pensais que tout le monde pouvait le faire.

– Tu fais ça depuis longtemps ?

– Depuis aussi loin que je m'en rappelle. Parfois, petite, je changeais sans m'en rendre compte, et je ne m'en apercevais qu'en me déshabillant pour le bain, ou pour aller au lit.

– Et tes parents n'ont rien fait ?

– Ils ont préféré ne pas en parler, de peur que je devienne une curiosité touristique... ils ont probablement eu raison.

– Mais c'est peut-être un déséquilibre grave !

– Bah, rétorqua Alex en haussant les épaules, j'ai survécu jusqu'à 20 ans, et tous mes bilans de santé sont positifs...

– Mais alors, tu es née fille ou garçon ?

– Fille. Sans doute parce que c'est le sexe par défaut...

La quantité de café restant dans la tasse de Thomas ne lui accorda pas suffisamment de temps de réflexion - même en la buvant très lentement.

– Ecoute, reprit Alex, je te demande pas de me croire. Si tu veux, on peut oublier ce que je t'ai dit, et je peux rester femme pour toujours... »

Thomas se pinça les lèvres. Il savait qu'il fallait qu'il dise quelque chose très vite. Il regarda furtivement Alex. Il était toujours sous le charme de ses beaux yeux bleus, avec lesquels elle savait si bien sourire. Il ne se remettait pas de sa peau douce, et de ses courbures fines et harmonieuses. Mais, décidément, il n'arrivait pas à imaginer tout ce charme féminin transformé en homme. Des images d'une Alex travestie dans l'intimité de la couche qu'ils avaient partagé plusieurs fois s'imposaient à lui, et lui donnaient une impression troublante, mélange de fascination et de dégoût.

Comme Alex semblait suspendue à ses lèvres, il se résolut à lui poser la question qui le hantait.

« Est-ce que... est-ce que tu as déjà... enfin, est-ce que tu l'as déjà fait avec une fille ? Tu vois, quoi...

Alex rougit.

– Ben... oui.
– Et... tu préfères le faire en fille ou en garçon ?
– Eh bien... Je ne sais pas trop. Ca se ressemble, mais dans un sens c'est complètement différent... C'est un peu comme si tu me demandais si je préfère la nage ou la course à pied. C'est deux plaisirs très différents.
– Okay...
– Tu as peur que... que j'aie envie de le faire en mec ?

Ce fut au tour de Thomas de rougir.

– Non ! Enfin, non, pas avec moi quoi... Mais avec d'autres...
– Tu as peur de ne pas pouvoir me satisfaire ?

Touché.

– Ouais, ça doit être ça, lâche Thomas, tout en s'efforçant de repousser ses principes machistes si longuement entretenus.
– J'ai pas envie de le faire en mec tant que je suis une femme, expliqua Alex avec un sourire bienveillant. C'est une histoire d'hormones. Je me change surtout pour la curiosité de me rappeler la sensation que c'était d'être dans l'autre sexe.

Thomas prit mentalement note de l'expression que son amie venait d'utiliser. "Se changer". C'était mignon.

– En quelque sorte, tu changes de sexe comme tu changerais de vêtements, pour changer de style quoi ?
– On peut dire ça, dit Alex avec un petit rire. C'est certainement mon instinct féminin qui m'y pousse !

Thomas rit aussi. Il pouvait sentir que l'atmosphère commençait à se détendre. Il ne se sentait pas encore tout à fait prêt à accepter l'histoire d'Alex – si seulement elle était vraie, ce dont il doutait encore au fond de lui –, mais au moins le contact était rétabli.

– Alors, tu as tout en double ? Je veux dire, pas tout, mais les vêtements, tout ça...
– Oui. Ca coûte deux fois plus cher, c'est pas très pratique. Heureusement que j'ai des goûts plutôt simples...
– Mais je n'ai jamais vu une seule affaire de mec dans ton appart...
– Je les cache. Qu'est-ce que tu aurais pensé si tu les avais vues ?

Sentant son instinct de vendeur reprendre le dessus, Thomas esquiva aussitôt la question, sans réfléchir.

– En tout cas, ça doit être pratique pour éviter les règles !
– C'est vrai ! Mais j'essaie d'éviter en général. Je crois que ce n'est pas très bon pour mon organisme.
– Okay...
– Tu as d'autres questions...?
– On se croirait au tribunal, là !
– Désolée... je veux juste que tu saches que tu peux tout me demander. Je ne veux pas avoir de secret pour toi.
– Ouais... Faut que je réfléchisse. C'est pas comme si je rencontrais des mutants tous les jours !

Au sourire légèrement pincé qu'Alex arbora, Thomas comprit qu'il s'était laissé aller à une boutade un peu trop incisive. Alors que la conversation décollait, il avait tenté de lui insuffler encore un peu plus d'énergie, pour ne rien faire de plus, finalement, que de la faire s'écraser lamentablement, et devoir tout reprendre à zéro. Drame de la condition masculine.

– Désolé, dit-il simplement, se rappelant le discours d'Alex sur le pouvoir des excuses sur la sensibilité féminine.
– Pas grave.
– On va chez moi ?
– Oui, si tu veux.

Thomas laissa un billet sur la table et se leva. Alex se leva en même temps. Il lui prit la main. Elle lui sourit. Ils commencèrent à marcher. Au bout d'une centaine de mètres, elle s'arrêta et l'amena contre elle. Il la serra fort. Et l'embrassa.

« Je me sens bien avec toi, dit-elle.

– ...moi aussi.

A nouveau ce sourire rayonnant, qui faisait tout le charme de la jeune femme.

– Je t'aime.
– Moi aussi, je t'aime.
– Je me changerais plus pour toi, si tu veux.
– Je ne sais pas.
– Ca te ferait pas bizarre de me voir en mec ?
– Si, sans doute... Mais si ça fait partie de toi, je peux pas l'ignorer...
– C'est pour ça que je t'aime ! »

Ils marchèrent encore un bon moment en silence.

« Je crois que j'aimerais bien, quand même... lança tout à coup Thomas. Je crois que j'aimerais bien, enfin... savoir ce que tu as fait avec cette... capacité. Que tu me racontes, quoi... »

Alex hocha la tête. Thomas se moquait bien en général des femmes qui prétendaient vouloir tout partager, mais qui emmuraient leurs problèmes, pour les faire éclater d'un seul coup et vous quitter, au moment où vous vous y attendez le moins. Mais cette fois-ci, c'était différent. Après tout, Alex l'avait prévenu : elle lui dirait tout, et il ne pourrait pas y couper.