XXY

Publié le par Perlune

Thomas aimait Alex. Il avait des scrupules à entretenir une relation avec elle, car à la trentaine bien sonnée, on ne peut plus se permettre de sortir avec une jeune fille de vingt ans sans se faire regarder de travers. L'amour n'a pas d'âge, disait le poète, mais le problème c'était justement que eux en avaient un. Thomas se débattait avec ses amis et autres collègues de bureau, qui tournaient autour de son secret comme des charognards en mal de viande fraîche à se mettre sous la dent. Il avait jugé préférable de n'en parler à personne, pour l'instant, ce qui bien entendu ne servait qu'à renforcer la suspicion de son entourage. Toutes sortes de théories farfelues devaient circuler dans l'ombre, quant à ses absences le week-end, à ses manquements aux sorties hebdomadaires auxquelles il avait pourtant participé assidûment au cours de l'année écoulée, ou encore les messages qu'il recevait parfois et dont il refusait obstinément de parler... Mais Thomas s'en fichait. Alex était peut-être jeune, mais dans ses bras, plus rien du monde extérieur n'avait d'importance.
 
Quand il y songeait, Thomas se disait d'ailleurs qu'il avait eu beaucoup de chance de tomber sur elle, entre toutes les femmes. Ils s'étaient rencontrés dans un club de danse qu'ils fréquentaient tous les deux, où Thomas se rendait parfois pour tuer le temps, autant que pour le mettre à profit pour draguer, bien entendu. Il l'avait aperçue furtivement au milieu de la piste, en train d'exécuter une danse exotique avec une grâce certaine qui avait retenu son attention quelque secondes. Dès qu'il avait croisé son regard, une alarme intérieure avait aussitôt retenti. Cible invalide, âge trop faible. Il s'était alors éloigné et s'était empressé de l'oublier. Si bien qu'il avait mis quelques secondes à la reconnaître lorsqu'elle avait ressurgi quelques minutes plus tard, près de lui, au bar. Une pièce qui tombe, lui qui se baisse pour la ramasser, elle qui esquisse un sourire crispé en murmurant un léger merci, un je vous en prie, toutes ces petites choses furent le nécessaire et suffisant pour qu'un lien se créée. Parfois, la vie tient à peu de choses.
 
« J'ai cru que je vous faisais peur, avait avancé la jeune femme.
– Ah bon? Pourquoi ça?
– Vous avez fui de la piste tout à l'heure, quand vous m'avez vue.
Elle a l'oeil.
– Je n'ai pas fui... simplement pris mes distances.
– Vous savez, si vous cherchez à éviter les gens, il y a mieux comme endroit!
– Je ne cherche pas à éviter les gens...
– Donc c'est bien ce que je dis... vous avez peur de moi!
 
Rires nerveux.
 
– Disons que vous n'êtes pas mon genre.
– Ah bon. Et c'est quoi, votre genre?
– Plus âgé.
– Je vois... mais l'âge ne fait pas tout, vous savez...
– Ca, c'est ce que disent toutes les jeunettes...
– Ca, c'est ce que croient tous les vieux schnocks! »
Son regard d'expert en marketing permettait à Thomas d'apprécier une bonne accroche à sa juste valeur. Il avait décidé de donner sa chance à la jeune femme. Et, petit à petit, sans qu'il s'en aperçoive réellement, il s'était laissé charmer. Elle était intelligente, perspicace, mature. Elle avait de la suite dans les idées, et une bonne répartie, un peu corrosive parfois, mais elle restait bonne joueuse. Et puis, sa présence était rafraîchissante. Elle était toujours pétrie de cette candeur propres aux jeunes, qui se lancent dans la vie avec un optimisme proprement déconcertant, qui n'ont réponse à rien, mais dont l'ardeur est inébranlable. Thomas se rappelait avoir été comme ça, lui aussi, avoir eu la croyance naïve qu'il allait révolutionner le monde... dans une autre vie. La différence avec Alex, c'est qu'elle avait réponse à tout. Et qu'elle avait révolutionné son monde.
 
En quelques heures seulement, Thomas avait perdu dix ans. Il était redevenu le jeune homme enjoué et chamailleur qu'il avait été - avant de devenir réservé et cynique, conséquence logique de la maturation en ce bas monde. Quelque chose luttait en lui pour lui faire admettre qu'il avait face à lui la preuve vivante qu'il existait parmi l'espèce des femmes de vingt ans une autre race que "petite conne" ou "petite salope". 
 
Le tutoiement avait surgi spontanément en plein milieu de la conversation. Alex était étudiante en biologie et lui tenait un discours passionnant sur les différences entre hommes et femmes. Un peu réticent au début, Thomas s'était laissé captiver et avait découvert qu'il était possible de voir le sujet sous un jour autrement plus scientifique que ce qui se lisait dans les magazines féminins. Alors qu'il avait prévu de rentrer pas trop tard pour finir un rapport à rendre pour le lendemain, il avait regardé l'heure filer, se sentant basculer avec délice dans une insouciance depuis trop longtemps enfouie. Vestige de sérieux, il avait arrêté de boire très vite, ne s'envoyant plus qu'un jus de fruits de temps en temps pour rafraîchir sa gorge sèche.
 
Véritablement increvable, Alex avait parlé beaucoup tout en buvant peu. Mais lorsque la fatigue se fit tant sentir que l'on décidât d'un commun accord de rentrer chez soi, Thomas jugea tout de même préférable de la raccompagner. Gentleman oblige, disait sa conscience, tentant de masquer la voix pressante qui répétait: celle-là, faut pas la laisser filer, et j'ai toujours pas trouvé comment lui demander son numéro.
 
Arrivés à la porte de son deux-pièces, Alex proposa à son compagnon d'entrer un moment. Un "tu es sûre" pour la forme, aussitôt relevé par un sourire moqueur et entendu. Thomas savait qu'il ne pourrait pas lui résister, et Alex le savait aussi. Tout ça n'était qu'un jeu, un langage de principe pour masquer ses intentions, même si on les savait complètement transparentes. Assis sur le canapé-lit, Alex but son thé d'une traite et se nicha dans les bras de Thomas. La main tremblante, il commença à lui caresser les cheveux. Ils échangèrent un premier baiser. Petit à petit, Alex se faisait plus câline et Thomas plus assuré dans ses gestes. Lorsqu'elle commença à déboutonner sa chemise, il eut un mouvement de recul. Sentant les derniers remparts de son inhibition fondre comme neige au soleil, il souffla paresseusement:
 
« Je ne suis pas du genre à coucher dès le premier soir.
– Moi non plus. » répondit-elle simplement.
 
Et ce fut dans une étreinte tendre et passionnée que la soirée se finit.
 
Voilà comment s'était passée leur rencontre. Évidemment, le retour à la vie quotidienne fait à Thomas l'effet d'une douche glacée. Des idées se bousculaient dans sa tête, des souvenirs, des sensations, des désirs, des espoirs, mais aussi des censures, des mises en garde. Le laconique "j'ai besoin de réfléchir" lancé à Alex avait reçu cette réponse implacablement juste: "ça veut dire que tu es amoureux !". Et, même s'il eût besoin de temps pour l'admettre, Thomas avait bien été obligé de se rendre à l'évidence. Oui, il était amoureux d'Alex. Amoureux comme il l'avait rarement (jamais ?) été. Il avait failli se réfugier dans sa bonne conscience de bourgeois bien-pensant, et effacer définitivement le numéro d'Alex. Mais, la patience et la douceur de son amante aidant, il avait pour une fois décidé d'envoyer balader ses pseudo-principes à la con.
 
Il avait donc revu Alex, et ses doutes s'étaient envolés. Elle ne s'était comportée ni en petite conne, ni en petite salope. La vie était alors devenue un véritable enchantement. Leur relation, bien que discrète, était pour Thomas du concentré de bonheur à l'état pur. Jamais il ne ressentait la moindre hésitation, le moindre embarras, face à celle qu'il aimait.
 
Enfin, jusqu'à ce soir.
 
Ce soir, Alex ne semblait pas dans son assiette. Ce soir, ses sourires, d'ordinaire francs et chaleureux, avaient quelque chose de forcé. Ce soir, ses répliques, d'habitude vives, s'embarrassaient d'un court silence. Quelque chose n'allait pas, et Alex ne semblait pas décidée à vouloir en parler. Et Thomas ne savait pas comment lui demander sans passer pour un abruti. Une femme attend d'un homme qu'il devance ses désirs et devine ses pensées.
 
Alors qu'elle le rejoignait en silence dans le lit (assez rudimentaire, mais chargé d'une grande valeur sentimentale) qui avait connu leurs premiers ébats, l'atmosphère lui parut soudain oppressante.
 
« Ca va ? » demanda-t-il à mi-voix.
 
En tant qu'expert du marketing, il savait que son accroche était nulle, mais c'était tout ce qu'il avait trouvé.
 
« Ouais, t'inquiète pas. » répondit Alex avec un sourire (forcé).
 
Et voilà qui mettait la conversation dans une belle impasse. Toujours rebondir, apprenait-on dans les écoles de commerce. En l'occurrence, le rebond s'annonçait périlleux.
 
Thomas laissa Alex se coucher et se nicher dans ses bras, avant de prendre son courage à deux mains.
 
« Écoute, Alex, je veux pas qu'il y ait de secrets entre nous. Si tu as quelque chose à me dire, je veux l'entendre, okay ? »
 
Pas de réponse.

« Alex ? »
 
La jeune femme prit une profonde inspiration.
 
« Oui, pardon... j'étais en train de réfléchir.
– Il y a quelque chose qui te tracasse ?
– Oui... Mais bon... 
– Tu sais que tu peux tout me dire.
– Je sais. »
 
Silence.
 
« Alors, je t'écoute.
– Je ne sais pas comment le dire. J'ai... j'ai peur que tu ne veuilles plus me voir après ça... »
 
Thomas frémit. Elle l'avait sûrement trompé, ou fait un coup dans ce genre-là. Une vague de dépit commença à monter en lui. Pas tant à la perspective que la femme qu'il aime ait couché avec un autre : il était au-dessus de ça, et était le premier à dire que se contenter d'un seul partenaire allait contre le sens normal de l'évolution de l'espèce. Ce qui le décevait, c'était la possibilité que, finalement, son idéal féminin ne soit pas totalement exempte de gènes de petite salope.
 
Il demeura silencieux pendant un moment, attendant qu'Alex soit prête à parler. Il lui fallut une bonne minute avant de se lancer.
 
« Tu te rappelles, le garçon que tu as vu dans mon appart l'autre jour ? »
 
Alors, c'était lui. Thomas avait décidé de passer à l'improviste pour faire une petite surprise à sa bien-aimée, et avait été très surpris de trouver sur le pas de la porte un jeune homme, les cheveux ébouriffés, habillé en T-shirt et caleçon. Un instant, il avait cru s'être trompé d'appartement. Le jeune homme avait semblé très gêné et l'avait informé qu'Alex était sortie pour l'après-midi. Masquant difficilement son hostilité, Thomas avait demandé au jeune homme ce qu'il faisait ici. « Je suis son frère, avait-il répondu. Alex me prête parfois son appart. » Thomas n'avait pas insisté, malgré l'aspect douteux de la situation, argumentant pour lui-même qu'Alex n'aurait jamais laissé un amant éventuel seul dans son appart, et puis pour quoi faire ?
 
Mais le fait que la jeune femme évoque d'elle-même l'incident dans de telles circonstances ne laissait plus planer aucun doute. Thomas soupira.
 
« Je sais ce que tu crois, plaida Alex d'une voix mal assurée.
– Evidemment, puisque c'est la vérité.
– Non ! répliqua Alex, se relevant vivement. Je ne t'ai pas trompé !
– Ah oui ? Alors c'était qui, ce mec ?
 
Thomas avait répondu aussi vivement que sa petite amie. Il s'aperçut que sa voix était monté d'un ton malgré lui.
 
– C'était... moi.
 
Alex avait parlé sur le ton sentencieux de la révélation, comme dans les films. Le moment où le personnage revoit des scènes précédentes et que, d'un coup, tout s'éclaire. Sauf que Thomas avait beau chercher, il ne voyait pas du tout ce qui s'éclairait.
 
– Pardon ?
– C'était moi, Alex ! Mais une Alex... différente.
 
Thomas se releva à son tour.
 
– Va falloir que tu cesses de parler à demi-mot, okay ? Parce que là je comprends rien à ce que tu essaies de me dire.
– Bon, soupira Alex. Alors... pour parler simplement, disons que je peux me transformer en mec. Voilà. »
 
Thomas dévisagea la femme qu'il aimait un moment. Il n'y décela aucune note de moquerie. Alors, il fut soudain envahi d'une rage incontrôlable. Il se détourna, rejetant violemment la couverture, et commença à se rhabiller.
 
« Qu'est-ce que tu fais ? gémit Alex.
– Je me casse ! s'écria Thomas, hors de lui. Tu aurais pu me dire que tu me trompais avec un petit con de ton âge, il aurait suffi que tu le dises, et j'aurai pu accepter, j'aurai pu te pardonner ; mais que tu te sentes obligée de me sortir des histoires à la con comme ça, je suis désolé, mais ça ne passe pas !
– Mais c'est vrai ! Laisse-moi au moins t'expliquer !
– Tu aimes pas qu'on te prenne pour une conne, Alex, ben moi non plus, figure-toi.
– Je ne te prends pas pour un con, bordel ! Écoute-moi !
– Je ne t'écoute plus. Bonne nuit. »
 
Ayant fini de se rhabiller, Thomas se leva, attrapa ses affaires, et se dirigea d'un pas décidé vers la porte d'entrée. Lorsqu'il saisit la poignée, il sentit aussitôt des regrets émerger. Il avait mauvaise conscience à partir comme on voleur en laissant Alex pleurer seule dans son lit. D'un côté, elle l'avait bien cherché, Mais quelque part, il ne se sentait pas de briser les choses ainsi, aussi sèchement, aussi brutalement. Le besoin de sauver la face, l'éternel angoisse de passer pour un connard, certainement.
 
Thomas resta un long moment dans l'entrée, à écouter Alex sangloter, sans parvenir à se décider quant à la conduite à tenir. Soudain, provenant tout droit de la chambre, une voix accusatrice l'apostropha.
 
« Je t'avais dit que tu ne voudrais plus me voir pareil qu'avant. »
 
Alex avait vu juste, comme toujours. Mais ce n'était pas ça qui intrigua Thomas.
 
C'était que la voix qu'il avait entendue était une voix masculine.
 
 

Publié dans Ecritures

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E
<br /> Tu peux pas t'empêcher de mettre du fantastique partout, hein ? :'D<br /> <br /> <br />
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P
<br /> Les histoires, c'est fait pour s'évader. Si c'est pour raconter des trucs de la vie réelle, c'est pas la peine. Et puis d'abord c'est pas du fantastique, c'est dela science-fiction. :p<br /> <br /> <br />